mercredi 1er février - accordéon ou accordéons ?
Dans cet ouvrage donc, un tableau m'a toujours fortement intéressé, pages 140-141, qui croise l'espace des positions sociales et l'espace des styles de vie, eux-mêmes étroitement corrélés aux goûts et autres jugements esthétiques. L'étude de Bourdieu se fonde sur la distinction et les corrélations entre différentes sortes de capital : économique, scolaire, culturel et social. Cette idée a été déterminante pour ma propre vision du monde et pour ma propre compréhension des jeux de pouvoir qui se jouent dans le champ social. Mais ce n'est pas le lieu d'aller plus loin dans le cadre de ce blog.
Ce qui m'intéresse dans ce tableau, outre sa forme synthétique, c'est la position de l'accordéon. En bas, à droite, dans l'espace des artisans, petits commerçants, exploitants agricoles et à la frontière du monde des ouvriers : spécialisés, qualifiés, contremaitres. C'est dans cet espace qu'il est véritablement reconnu comme instrument artistique, alors qu'ailleurs il est ignoré ou méprisé. Dans cet espace, le goût privilégie, avec le piano à bretelles, la R4, Fernandel, B.B., la pétanque, le pernod, le mousseux, le rugby, le foot, la belote, les pommes de terre, le pain, les pâtes, le vin rouge ordinaire, les bals publics, etc...
Cette constellation, si j'ose dire, était vraie encore au début des années 80. Vraie en ce sens qu'elle était établie à partir d'un travail d'enquête scientifique. Mais aujourd'hui, alors que les années 80, ça n'est pas si loin, disons une génération, "les choses" ont bien changé. L'accordéon, loin de se cantonner à cet univers populaire décrit ci-dessus, a essaimé ou mieux émigré vers tous les autres espaces de la société. Au point de pouvoir paraitre omniprésent dans l'univers musical.
On le trouve en effet tout à fait à son aise dans le musette et dans le néo-musette ( à ne pas confondre avec le new-musette, le néo étant à la vérité plutôt selon moi du rétro-musette... Passons !), dans le trad', dans le rock, dans le classique, dans le jazz, dans la musique du monde, électronique, contemporaine, et encore ailleurs... Il est partout chez lui. Et je ne compte pas le bandonéon... Il est partout parce qu'en un quart de siècle il s'est diversifié, différencié, distingué suivant plusieurs formes. Ce n'est certes pas par hasard que le mot "distingué" me vient à l'esprit pour désigner le travail qui a conduit à cette situation où l'on peut aujourd'hui distinguer plusieurs formes d'accordéon. Pierre Bourdieu parlait de distinction pour désigner le travail du goût et en effet actuellement de l'accordéon, il y en a pour tous les goûts.
Mais, arrivé à ce point, une question, comme on dit, m'interpelle. Le fait qu'il y ait de l'accordéon pour tous les goûts est assurément la manifestation, l'indice, le signe de sa vitalité, mais sa diversité nous autorise-t-elle encore à parler de l'accordéon au singulier ? Ne faut-il pas, pour rendre compte de sa réalité, en parler au pluriel ? Parler d'accordéon au singulier pour désigner cet objet polymorphe est-ce encore désigner une espèce d'instruments ou n'est-ce plus qu'un voeu pieux ?
Pour ma part, je suis porté à penser que la vitalité de l'accordéon tient justement au fait que sous ce nom se trouvent en réalité des instruments, des conceptions musicales et artistiques, des pratiques et des manières de jouer de nature différente, voire incompatibles. Malgré les apparences : de loin, de très loin, pour un observateur pressé, un accordéon ça ressemble à un autre accordéon. Et s'il a pu ainsi plaire dans d'autres "milieux" que dans les milieux populaires, ce n'est pas parce que des goûts populaires ont émergé et sont apparus dans d'autres milieux, mais parce que l'accordéon populaire a su trahir sa forme originelle en donnant naissance à un grand nombre de bâtards. Vive la bâtardise !