lundi 9 janvier 2012

mardi 10 janvier - l'inventaire

Le 15 décembre, le juge des tutelles m'a désigné comme tuteur de mon père et de ma mère ou, plus exactement, si l'on veut être précis, tuteur de mon père et curateur de ma mère. A ce titre, j'ai l'obligation de lui remettre, à la mi-mars, un inventaire exhaustif de leurs biens : comptes bancaires, biens immobiliers, biens mobiliers. J'ai aussi comme d'obligation de devoir, pour chaque décision concernant la vie de mes parents, lui demander son arbitrage et obtenir son accord. C'est une tâche nécessaire, mais pénible. Lourde au plan administratif et procédural ; lourde aussi au plan affectif.

Parmi les éléments de cet inventaire, je dois relever objet par objet tous les biens qui se trouvent dans leur villa, fermée à ce jour depuis plus de deux ans. Comme je rends visite à mes parents deux fois par semaine, chaque fois je passe "chez eux", j'ouvre une ou deux fenêtres, je vérifie si tout va bien, je les referme et je tourne deux fois la clé de sécurité dans la serrure. J'accomplis ce travail de manière automatique ou, du moins, je m'y efforce. C'est ma manière à moi de le rendre supportable. Parfois, au moment de fermer la porte d'entrée, l'idée me traverse l'esprit qu'il ne reviendront plus jamais en ces lieux. C'est comme une douche glacée qui tombe sur mes épaules. Je pars sans me retourner. C'est ma manière de gérer l'insupportable.

Mais l'obligation de dresser un inventaire a brutalement modifié "les choses". C'est ainsi que j'ai dû passer plusieurs heures, en fait sept, trois jours de suite, après-midi, pour faire le relevé de "leurs biens mobiliers", c'est-à-dire de tous ces objets rassemblés un à un au cours de leur vie et maintenant là, inertes, vidés de leur sens. Plusieurs feuillets pour cela m'ont été nécessaires. Tout ce qui faisait l'environnement de leur vie est passé au crible de la mesure. Compté, dénombré. Mesuré.

Quand mes parents ont su que l'on devait établir un tel inventaire, mon père n'a manifesté aucune réaction, ma mère a d'abord souhaité y assister. J'ai dû essayer de lui expliquer la difficulté de la transporter, elle qui vit depuis des années sur son fauteuil roulant, l'inconfort de la situation eu égard à la température inférieure à 10° dans la villa, etc... etc... Je ne pouvais imaginer ni même concevoir de la ramener "chez elle" puis à nouveau à sa maison de retraite.

Mais l'examen minutieux et scrupuleux de chaque objet pour en faire la description objective m'a fait prendre conscience avec une intensité extrême de leur environnement actuel. Non que je n'en avais pas conscience jusque là, mais j'avais fini par m'habituer. Par contraste avec le nombre des feuillets de l'inventaire de leur villa, le mobilier de leur chambre, à l'un et à l'autre, pourrait tenir sur une page, le recto serait suffisant. Un lit, une table de nuit, un fauteuil, une table de bureau, une table roulante. Un éphéméride, une glace, un pichet, un verre, une feuille A3 : les activités du mois, une photographie de Nadja, Charlotte et Camille. Une seule photographie de décembre 2009. Ils n'ont jamais voulu la remplacer par une plus récente. Un placard contenant des vêtements et des sous-vêtements. Quelques objets comme une brosse à dents, deux peignes, etc... etc... Petits objets, petits instruments de la vie quotidienne. Quelque chose de minimal et de monacal. Ils ne veulent rien qui vienne de leur villa. Rien qui puisse rappeler les jours heureux.

A mon retour à la maison, "chez nous", à Pau, les murs couverts d'étagères, les livres, les lithographies, les photographies, les objets choisis un à un, tous ces repères, tous ces amers m'ont sauté au visage. Ils sont mon environnement, ils sont notre histoire et donc ils donnent du sens à notre présent. Ils me sont nécessaires. Ou du moins je le croyais. Aujourd'hui, je n'en suis plus si sûr. Je ne sais plus très bien si je pourrais vivre sans leur présence. La vie de mes parents semblent montrer que oui. Mais quelle vie ?

En tout cas, parmi ces objets, de toute évidence, il y a nos disques d'accordéon. A l'occasion de cet inventaire, j'ai pu noter à quel point ils sont vivants, à quel point je dialogue avec eux. Lors de mes allers-retours pour accomplir cette obligation, j'ai pris avec moi et écouté un disque, un seul, que je viens de découvrir : "Brass Noir / On The Trans-Balkan Highway". Je suis en effet encore fasciné par les rythmes et par l'énergie des fanfares qui composent cette compilation. Cette fascination m'étonne, mais je la constate et je l'éprouve. Eh bien, j'ai observé que ces mêmes treize morceaux prenaient à chaque écoute une couleur et une tonalité différentes, disons un "état d'âme" variable en fonction de mes sentiments. Le coeur plutôt léger, en dépit de ma tristesse, à l'idée d'aller faire une tâche nécessaire, j'écoutais ces musiques comme des musiques de mariage ou de fête de village et je me surprenais à essayer de les accompagner en sifflotant. La vie qui rigole. Malgré tout. Au retour, accablé par une pesanteur de mort, je les écoutais, les mêmes, comme une fanfare d'enterrement, à la manière de la Nouvelle Orléans. Une musique de survie. Une musique faussement enjouée, mais obstinément décidée à vaincre les forces de la mort.

Finalement, tout me porte à croire que je pourrais m'accommoder de l'absence de beaucoup d'objets qui me sont chers aujourd'hui ou que du moins je crois tels, mais j'en suis sûr l'accordéon me manquerait infiniment si je devais m'en passer. C'est qu'en effet son souffle et les sons qu'il produit, c'est comme la respiration et ses modulations : c'est vital !  

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