mardi 28 février - à propos de "polis"
"Polis", le dernier opus du Guillaume Saint-James Sextet / Jazzarium, est le type même d'objet artistique qui suscite immédiatement mon intérêt. D'abord, un objet matériel : une pochette élaborée du point de vue plastique et, à l'intérieur, un dépliant qui donne d'emblée une image du projet ou, si l'on voulait faire anglo-saxon, du concept qui fonde cette création. Je dis bien création, car, de toute évidence, l'ensemble visuel et musical est le résultat d'une longue réflexion. L'articulation entre les dix titres en atteste.
Mais revenons à l'objet "Polis". En couverture, un homme, jeune, Guillaume Saint-James, je suppose, est entortillé dans un long serpent rouge vif : il s'agit d'une de ces gaines plastiques de couleur vive, où circulent les flux de fluides qui sont les éléments vitaux des villes. Même s'ils sont enterrés et invisibles. Il ne parait pas inquiet ; il parait même serein et confiant, absorbé par ses rêves. Du coup, on ne sait pas s'il essaie d'émerger de ce tube serpentin ou s'il s'y immerge avec délice. Cette image traduit bien l'esprit du disque même : une plongée et une déambulation au coeur de l'agitation colorée et sonore d'une ville plus ou moins imaginaire ou fantasmatique. Plutôt que ville d'ailleurs, c'est le terme de "polis", c'est-à-dire d'organisation matérielle et sociale, de mise en ordre des énergies, sans les étouffer, qui parait en effet le mieux approprié.
Pour renforcer cette impression, un plan, rouge vif, où coexistent un morceau de plan à l'allure de quadrillage géomètrique : la ville au carré, et un autre où se déploient avec nonchalance des avenues, des rues au tracé improbable : la ville comme assemblage de pièces et de morceaux. Ville de technocrates ou d'ingénieurs vs ville mosaïque et juxtaposition de lieux associés de bric et de broc au fil des hasards.
"Polis", plongée dans une métropole. On n'oublie pas que la métropolis, c'est la ville-mère. On pense au tuyau de la couverture : il est rassurant et protecteur, comme un doudou démesuré, comme un retour au sein maternel.
Paradoxe ! Je me rends compte que je suis très sensible à la matérialité de ce cd et à l'importance du graphisme, des mots et du plan - Polis Phonic Map - qui en sont comme une introduction et son environnement de significations. On est aux antipodes du téléchargement et de la musique immatérielle, comme un fluide sans origine ni terme ni pause. Flux sonore multiple et incessant. Le paradoxe, c'est justement que ce disque qui est comme une traduction ou une évocation des fluides vitaux de la ville se présente comme un objet concret, manipulable, pliable et dépliable quant au plan qui l'accompagne.
Quant à la musique même, je me suis laissé envelopper par celle-ci d'emblée. Dès le premier morceau. Une écoute en immersion. Des compositions de Guillaume Saint-James très construites mais qui, d'évidence, laissent une grande marge d'interprétation à ses collègues. Des mélodies, des espaces de liberté : une dialectique qui fonctionne.
Dans cette déambulation au coeur ou dans le ventre de la ville, un moment surprenant, le titre 6 :"Iruten Ari Nuzu", un morceau traditionnel basque, un solo de Didier Ithursarry. Un moment plein de finesse et de charme. Comme si, tout à coup, poussant une lourde porte, on se trouvait plongé dans le calme inattendu d'une cour intérieure, à l'abri des agressions sonores de la rue. Un morceau court d'une durée de 1:54, alors que les cinq précédents duraient 6:50, 7:40, 6:35, 4:08 et 6:13. Le contraste n'en est que plus vif. En titre 7 et 8, on revient à des durées de 5:51et 6:34, puis, à la fin, deux morceaux courts, 2:21 pour le 9 et 1:44 pour le 10. Le 9, "Speed for Spike", est un exercice de style, une sorte de transmutation des bruits en sons et des sons en création musicale. Virtuose certes, mais pas gratuit. Une sorte d'initiation à l'écoute de notre environnement sonore.
Pour l'heure, j'en suis encore, malgré plusieurs écoutes, à la phse de découverte. Qui est loin d'être achevée. C'est ainsi, par exemple, que d'écoute en écoute, je perçois mieux la présence de Didier Ithursarry. D'abord quasi subliminale, elle se manifeste avec de plus en plus d'insistance, elle devient indispensable. Curieusement, la photographie du groupe montre Didier Ithursarry au second plan, en partie masqué par Guillaume Saint-James, mais clairement identifiable. Position symbolique donc. Et si l'on y regarde de près, derrière lui, on aperçoit comme un clavier d'accordéon. Subliminal !
1. "Balkanic Station / Tout le monde se croise sans se rencontrer et personne n'écoute". Une entrée en matière, bille en tête, comme un coup de poing dans la gueule. Des accents de jungle urbaine. Une polis pas très policée. Les cuivres s'en donnent à coeur joie. Et déjà, la batterie... puis, la basse. Un morceau tout de pulsations. Ordre et désordre. L'ordre procède du désordre.
2. "Un papillon pour Maria". La trompette suit le mouvement du papillon à la trace. Libre, mais pas si erratique que ça. Et puis se lève une légère brise pleine de parfums délicats. C'est à peine si les feuilles bougent. Un air de ballade. Et toujours la batterie.
3."Pursuit". Un morceau qui sonne comme un big band. Je pense au Brussel Jazz Orchestra. Avec des stridences de poursuite de voitures dans un polar noir, dans les rues vertigineuses de San Francisco. Et le trombone qui ramène tout le monde à la raison. Pour un temps...
4."Rumba Baloo". La mélodie reprend ses droits. Le feu sous la glace. Tout le monde participe à l'harmonie générale.
5."Start Pilote". De plus en plus mélodique. Avec l'orgue Hammond qui baigne tous les sons dans une sorte de halo d'incertitude. Et toujours la batterie.
7."Ceux qui restent". Pour moi, à l'heure actuelle, la composition la plus complexe. Un moment méditatif. Une autre parenthèse de paix, de calme et de sérénité après le traditionnel basque.
8."Taxi +". En taxi, on est au coeur de la circulation, sans en affronter ni les dangers, ni les risques. Il suffit de se laisser porter par le flux, de lâcher prise et de regarder et d'écouter...
Bon ! J'enregistre ce texte et je remets "Polis" sur le lecteur. Les pieds sur mon bureau.