D’abord, essayer de décrire les faits, ce qui s’est passé, ce qui a eu lieu, ce que nous avons vécu en un certain endroit, à un certain moment. Ensuite, essayer de recueillir les éclats d’émotions que nous avons éprouvés. Tâche difficile, car l’objectivité de la description n’est jamais totalement distanciée, jamais neutre, jamais exhaustive. Difficile aussi parce que la subjectivité s’accommode mal d’une réduction à des mots et à des expressions communes. Il faut surmonter ces deux limites : le regard dénué d’implication, le compte-rendu, le pur constat en forme de procès-verbal, et l’implication qui interdit de trouver les mots justes pour traduire la singularité des sensations.
Il s’agit donc de cinquante quatre heures, de vendredi 14 heures à dimanche 20 heures. Départ de Pau, vendredi à 14 heures, pour rejoindre Langon. Retour à Pau dimanche soir, à 20 heures. Le lieu ? Une zone de quinze kilomètres autour de Langon. Si près de Pau, cent cinquante kilomètres ; si loin, sans journaux, sans télévision, sans radio, sans lire ni voir ni entendre ne serait-ce qu’une fois ces sept lettres : s.a.r.k.o.z.y. Cinquante quatre heures d’émotions fortes : accordéons magnifiques et paysages superbes. L’occasion ? Trois concerts dans le cadre des 5èmes nuits d’Aquitaine :
- les nuits atypiques et la commune de Brouqueyran présentent Philippe De Ezcurra, le vendredi 26 à 21 h. Entrée libre. Possibilité de repas sur réservation.
- les nuits atypiques et le centre culturel des Carmes, à Langon, présentent la rencontre des accordéons Daqui : René Lacaille, Michel Macias, Jean-Luc Amestoy, Philippe De Ezcurra, le samedi 27 à 20 h. Entrée libre sur réservation..
- les nuits atypiques et le centre François Mauriac de Malagar présentent le Trio Miyazaki, le dimanche 28 à 17 h. Entrée libre, réservation conseillée.
On a peine à le croire : ces trois concerts sont gratuits.
Vendredi donc, avant de rejoindre notre hôtel à Langon, détour par Bazas, son chocolat avec une pâtisserie, sa cathédrale et son orgue. Ce n’est pas un instrument que j’apprécie particulièrement, mais en l’occurrence, l’organiste est en pleine répétition. Il esquisse un morceau, s’interrompt, se reprend, il tâtonne et cela suffit à donner à son jeu une sorte d’inachèvement qui nous touche. De Bazas, nous prenons des petites routes pour aller voir où se trouvent Brouqueyran et son église du XIème siècle où aura lieu le concert. Le chemin serpente d’abord, puis l’on aperçoit un clocher au-dessus des rangs de vignes. Le portail est ouvert. Le son d’un accordéon de concert nous guide. Philippe De Ezcurra répète. Un petit signe amical. Trois mots échangés en toute amitié. Nous sommes contents de le retrouver. Lui est toujours aussi chaleureux. Il tient à nous faire écouter l’acoustique de cette petite église. Une merveille. Quelque chose de cristallin, solide, net et transparent. Nous ne nous attardons pas. Sur ses conseils, nous rejoignons la salle des fêtes pour nous inscrire au repas d’avant concert. Rencontre avec le maire et des bénévoles ; rencontre avec les organisateurs. Tous chaleureux. On a l’impression d’emblée de faire partie de la même famille. On a plaisir, avant le repas, à discuter avec Patrick Lavaud, sorte de deus ex machina du projet, et avec d’autres personnes engagées autour de lui et avec lui dans une même aventure musicale et bien plus que cela…
Le concert est superbe. Andante pour orgue mécanique de Mozart, Chaconne en ré mineur de Bach, Troisième mouvement d’une sonate d’un compositeur russe dont le nom m’échappe, une pièce de Tchaïkovski, Pavane… de Ravel, Sequenza 13 de L. Berio, dernier mouvement d’une suite de Cholminov. Franchement, tout est magnifique : le choix des morceaux, le jeu de Philippe de Ezcurra, le lieu avec ses qualités acoustiques. Quant à moi, je suis toujours aussi sensible à ces quelques secondes qu’il prend avant d’entamer l’interprétation d’un morceau. C’est comme la traversée d’un miroir, c’est un instant où l’on sent bien qu’il passe du monde qui l’entoure au monde de la pièce qu’il va interpréter. Beaucoup se joue dans ce temps suspendu. C’est parce qu’il change de monde qu’il pourra nous introduire dans un monde qui n’est pas l’ici et maintenant où nous existons, mais un ailleurs imaginaire. Il était une fois un accordéon magique…
Le lendemain, avant le déjeuner, à Cadillac, où le marché bat son plein, nous faisons quelques pas le long de la Garonne. Le fleuve est lourd, puissant, chargé de limon. Les rangs de vignes sur la rive gauche arrivent au surplomb de l’eau. Sur la rive droite, de loin et loin, des cabanes suspendues au dessus du fleuve avec leurs filets pour la pêche au carrelet. On pense évidemment à l’architecture des palombières des Pyrénées et des Landes. Architecture de pêcheurs, architecture de chasseurs. Un même fonds culturel. Un certain rapport à la nature. Après le déjeuner, nous revenons vers Langon par la rive droite. On passe dans des villages dont les noms sont autant de catalyseurs d’imagination : Sainte Croix du Mont, Loupiac, Escoussans, Langoiran. Partout de vastes panneaux indiquant l’entrée des châteaux jalonnant notre parcours. On ne se lasse pas d’admirer la géométrie des propriétés viticoles. Partout des bâtiments en pierre claire, blonde ou rousse sous le soleil, grise et froide à l’ombre. On ne se lasse pas d’admirer comment les vignes peuvent changer de forme : vaste surface indifférenciée comme une peau de bête quand on les regarde perpendiculairement aux rangs, jeu de parallèles impeccables, pure figure euclidienne, quand on les regarde suivant l’axe des rangs. Le paysage des vignes nous touche beaucoup. C’est une sorte de perfection de l’aménagement de la nature. C’est un paysage à hauteur d’homme. En parcourant ces chemins on comprend ce qu’est l’humanisme.
Comment mieux préparer le concert du soir ? Après un détour par l’hôtel et par un hypermarché où nous achetons du pain, du fromage, des fruits et de la boisson pour notre retour ce soir, nous rejoignons le centre des Carmes. Bien entendu, nous sommes très en avance. C’est l’occasion de découvrir l’exposition d’un sculpteur, Jean-Claude Léon. Des personnages minimalistes, qui m’évoquent ceux de Giacometti, un humour explosif et décapant qui se manifeste dans les titres des œuvres. C’est aussi l’occasion de découvrir une librairie, galerie d’art, où Françoise trouve immédiatement un disque, «Morph » du trio P.A.F. (Paolo Fresu, Antonello Salis, Furio Di Castro). On y retrouve le programme du concert de Junas. Chance !
Le concert est construit comme le premier de ce projet, à Gironde-sur-Dropt, mais on perçoit clairement que les quatre accordéonistes ont fait des bouts de route ensemble. Lacaille d’abord, qui feint de se plaindre d’avoir été envoyé en première ligne parce qu’il est le plus vieux. Puis Lacaille et Macias. Puis Macias solo, puis Macias et Amestoy en duo. Puis Amestoy solo, puis Amestoy et De Ezcurra ; puis De Ezcurra solo. Ce dispositif est d’un « rendement » artistique et esthétique extraordinaire. Chacun de ces « mousquetaires de l’accordéon » manifeste sa personnalité, son style, son jeu, son monde d’appartenance ; mais en même temps, chacun se nourrit de l’écoute et de l’attention aux autres. Cette dialectique est tout à fait singulière et extraordinaire. Lacaille joue le rôle du patriarche bienveillant, capable de stridences dignes de Macias ; Macias se rappelle le blues cajun et nous rappelle parfois Clifton Chenier ; Amestoy, qui s’est coupé les cheveux, est comme toujours dans son rêve, il caresse le clavier-piano de son instrument, il nous charme avec ses fandangos ; De Ezcurra introduit l’accordéon de concert dans ce monde et il réussit son pari difficile, en tout cas pas gagné d’avance. Il faut voir comment son instrument, d’allure si austère, tient la route des trois autres. C’est fascinant. L’essentiel, évidemment, est d’ordre musical, mais la dimension morale – l’attention réciproque – est loin d’être négligeable. Après ce temps de solos-duos, les quatre accordéonistes Daqui se retrouvent ensemble. Un quartet jubilatoire. Maîtrise technique et créativité.
Après une pause, Michel Macias, son frère Vincent et Eric Duboscq à la guitare, animent un bal occitan. Une Occitanie qui pousse jusqu’au madison et à la biguine. La salle des Carmes tangue… En dernière partie, un violoniste, De Ezcurra, Amestoy puis Lacaille rejoignent le trio. C’est la fête. La fête sur la scène et dans la salle.
Sur le coup d’une heure, dans notre chambre d’hôtel, nous grignotons notre baguette avec des portions de camembert et quelques fruits. Le « Perrier » nous désaltère bien.
Dimanche, troisième volet du triptyque. La matinée est consacrée à un parcours dans les vignes de la rive gauche. Fargues, Budos, Sauternes… entre autres noms. Des châteaux partout. Des vignes organisées comme les pièces d’un puzzle à flancs de collines. Nous garons la voiture sur un parking dans le village de Sauternes et nous faisons une grande balade de nom prestigieux et nom prestigieux. Un groupe de cycliste nous croise. L’un d’entre eux s’arrête et nous demande si cela nous plait. Je lui réponds que oui et, en manière de plaisanterie, j’ajoute que nous cherchons les vignes. C’est ma forme d’humour. Je n’en suis pas fier, même si elle m’amuse encore. Curieusement, il se méprend sur mon propos et très sérieux il nous explique qu’en effet le très prestigieux château Yquem n’a aucune pancarte, aucun panneau, aucune indication pour le signaler et il entreprend de nous donner la route à suivre. Après nos remerciements d’usage, nous suivons son conseil. La route fait en effet le tour de la propriété du château Yquem, mais nul nom ne le désigne. N’est-ce pas le summum de la notoriété ? Etre si certain de sa réputation que l’on ne laisse aucune trace, de son nom. Je suis bluffé par ce comportement. J’avoue que je le trouve très classe et assez aristocratique.
Comme nous nous sommes attardés sur ces chemins mythiques, Langon, en ce début de dimanche après-midi, est comme vidé de ses habitants et fort dépourvu en restaurants et autres bistrots. Nous décidons de tenter une exploration vers Saint Macaire. Heureuse idée ! Nous déjeunons délicieusement à la terrasse du restaurant « Le Médiéval » sous une ombre bienfaisante. Autour de nous, rien que des gens du troisième âge, fort avancés dans cette partie de leur vie. Les observant, je ne puis m’empêcher de me dire in petto : « Putain… qu’est-ce qu’ils bouffent !». Françoise me regarde et rit, car elle aussi, peut-être moins trivialement que moi, fait la même observation. On n’ose imaginer la rencontre avec un gendarme tatillon.
Vers 15 h 30, nous garons la voiture sur le parking du domaine de Malagar, maison de famille de François Mauriac, aujourd’hui centre culturel et centre d’études dédié à l’écrivain. Grosse bâtisse bourgeoise, Malagar est entouré de vignes. Des pins, des charmes, des vignes. Un monde d’équilibre. Une terrasse domine un océan de pieds de vignes alignés au cordeau. Le lieu est magnifique de sérénité. Le Trio Miyazaki doit se produire dans un ancien chai aménagé en salle d’exposition et de concert. Nous arrivons tellement en avance que nous pouvons rester quelque temps au fond de la salle et voir le trio faire les derniers réglages. J’ai toujours apprécié ces moments de tâtonnements, ces essais inaboutis, ces hésitations qui bientôt disparaitront le temps du concert. Dans l’heure qui précède l’entrée en scène des trois musiciens, nous parcourons le domaine de Malagar. Le soleil qui décline à l’horizon trace de grandes lignes noires à partir des pins et exaspère les contrastes entre les lignes de vignes et le sol.
Que dire du concert lui-même ? La rencontre du koto, du violon et de l’accordéon est un miracle de raffinement. Bien sûr on est tout entier pris par l’émotion musicale, par la perfection du jeu des trois artistes, mais on ne peut s’empêcher de penser que l’on assiste ici et maintenant à une rencontre culturelle rare. Raffinement, délicatesse, puissance, ce sont trois termes qui me viennent à l’esprit. Je ne saurais dire pourquoi, mais je pense à la perfection d’une toile d’araignée. Une construction, d’apparence fragile, mais en réalité d’une solidité inattendue. Et puis, il faut le dire, il y a comme un quatrième personnage dans ce trio, c’est l’Appassionata de Bruno Maurice. Une pureté, une clarté, une réactivité exceptionnelles.
A la fin du concert, le centre François Mauriac offre un buffet : jambon, pâté, fromage et vins de Malagar. Très classe ! Nous échangeons quelques mots avec Bruno Maurice. Aimable, chaleureux, une personnalité attachante. Et disponible pour tous les gens qui lui demandent d’écrire quelques mots sur le disque qu’ils viennent d’acheter. Nous le laissons à ces obligations…
- Au revoir, à bientôt !
- Au revoir, à bientôt !
La route du retour, en partie dans le soir de plus en plus noir, se passe en silence. Nous n’avons pas le cœur d’écouter le disque du trio PAF. Nous sommes pour ainsi dire sur un nuage de sensations fortes. L’accordéon dans tous ses états.
Un dernier mot : tous ces concerts ont été introduits et clôturés par Patrick Lavaud, dont j’ai dit plus haut le rôle de deus ex machina. J’ai admiré sa façon de cadrer chaque concert, sa façon de remercier les artistes… et de rappeler, à la fin, qu’il y avait des disques à vendre pour les amateurs. J’ai bien aimé aussi la gentillesse des gens de Daqui. Leur comportement me remplit d’espoir quant aux relations sociales que notre goût commun pour l’accordéon est capable d’instaurer.
Dès que possible, j’essaie de traduire mes émotions, mes perceptions et mes sentiments en images. Il ne me reste pour cela qu’à trier et classer mes photographies, environ cent-vingt, si le souci et le soin que demandent mes vieux parents m’en laissent le loisir.
A propos ! Le 29 septembre, c'est la Saint Michel. Comment imaginer fête plus belle que ces trois jours et le plaisir d'essayer de les traduire en mots ?