mardi 27 janvier - de pau à pau via bordeaux en trois jours
Il y a des moments comme ça où la vie est un peu moins banale qu’à l’ordinaire, même s’il ne s’agit pas d’aventures mais simplement d’instants mémorables à des titres divers. En tout cas, ici, ce sont bien des événements, dont je veux garder traces.
- le jour d’avant : le bistrot de Gilles
Nous avions prévu de longue date d’aller écouter Bruno Maurice en quintet au Grand Théâtre de Bordeaux, le vendredi 23, à 14h15. Lieu prestigieux s’il en est. Au programme « Concert Tango » dédié à des œuvres de Piazzolla. Nous avions donc retenu une chambre près de la gare et du conservatoire de musique d’Aquitaine pour la nuit de jeudi à vendredi avec l’intention de passer la soirée à Bordeaux et de rejoindre « les petits » à Toulouse après le concert afin de passer le week-end en leur compagnie. Charlotte nous attendait avec impatience pour que nous puissions l’admirer au cours de la représentation prévue samedi soir par son école du cirque. Avant de partir, je devais rendre visite à ma mère en sa maison de retraite à Nay, jeudi après-midi. Devoir absolu, devoir quasi sacré ! Mais… Gilles Cuzacq honorant un contrat à Lons, banlieue de Pau, ce même jeudi 22, comme nous étions convenus de nous rencontrer dès que possible, nous avons sauté sur l’occasion, repoussé notre réservation d’hôtel de jeudi à vendredi et décidé de partager ensemble notre repas du soir. Alarme du réveil réglée sur 7 heures.
Mais… vers 18 heures, coup de téléphone de Gilles, en panne de batterie quelque part sur une rocade entre Lons et Pau. Comme nous essayons de le rejoindre par mobiles et GPS interposés, nous prenons la mesure des ondées qui se déversent sur la région, qui font sortir les gaves, les ruisseaux, les rivières et les fleuves de leur lit, et qui rendent la terre tellement gorgée d’eau que les arbres semblent pouvoir être déracinés au moindre souffle de vent. On se demande si l’on ne circule pas dans un vaste aquarium. Alors que nous tâtonnons quelque peu, Gilles nous informe que sa batterie a cessé son mouvement d’humeur et qu’il est sur le parking du Géant Casino où nous sommes en train de chercher une place pour nous garer. Il est temps d’aller attaquer l’apéro qui nous attend à la maison.
Cet apéro, c’est une des modalités du bistrot des accordéons. Nous passons une agréable soirée, pleine d’enseignements sur la vie d’accordéoniste de Gilles. Nous découvrons un monde qui ne nous est pas familier. Nous l’écoutons avec intérêt et plaisir : son histoire, son apprentissage de l’accordéon et de la trompette, deux instruments où finalement le souffle est primordial, ses choix de vie, son installation dans la région de Mont-de-Marsan, ses activités de compositeur et d’arrangeur. Son disque. Malgré les apparences, malgré les titres, nous avions bien perçu que « Pays d’Accordéon » n’était pas un opus « à la manière de… ». En écoutant Gilles nous en parler, nous expliciter ses intentions, nous vérifions qu’il s’agit plutôt de « morceaux à ma manière », de "danses à ma guise". Il nous décrit son travail de compositeur, son goût pour la technique qui lui donne toute la liberté et l’autonomie qui lui conviennent. Il nous parle aussi de manière distanciée de l’accordéon au kilomètre… Il nous semble, à l’écouter, que nous comprenons mieux son monde et sans doute celui des accordéonistes. Il nous fait un peu pénétrer dans sa vision de ce monde et dans ses projets… Et c’est bien. Nous nous quittons vers 23h30. Sa voiture démarre sans hésitation. Avant de partir, il nous laisse sa carte. En remplissant la machine à laver la vaisselle et en essuyant les verres avant de les ranger, en passant un dernier coup de balai, nous échangeons, Françoise et moi, nos réflexions sur notre rencontre avec Gilles. Nous comprenons mieux à quel point la musique peut être vécue comme une nécessité, comme une passion nécessaire, un amour incomparable.
- le premier jour : concert Tango Piazzolla
Vendredi matin, départ de Pau à 8h30. Nous savons que la route est indigne d’une voie de communication entre la capitale de l’Aquitaine et celle du Béarn, au carrefour de l’axe Nord-Sud : Paris / Bordeaux / Espagne et de l’axe Est / Ouest : Bilbao / Bayonne / Toulouse. Pour tout arranger, il y a sur cette route plusieurs déviations dues aux travaux de construction de l’autoroute, beaucoup de camions et une pluie battante. Les fossés sont remplis d’eau à ras bord et les champs ont renoncé à absorber la pluie incessante. A chaque croisement de camion, on croirait traverser un mur de gouttes chargées de vapeurs de gazole. Alors que Toulouse, à 200 kilomètres de Pau, est à moins de deux heures de route, il faut compter trois heures pour rallier Bordeaux et notre hôtel. Où nous déposons nos bagages et où nous mangeons les sandwiches et la salade composée que Françoise avait préparés. Le concert ayant lieu à 14h15, nous décidons de rejoindre le Grand Théâtre par le tramway assez tôt pour avoir le temps de boire un café en surveillant les premiers arrivants. Nous sommes bien naïfs… En descendant du tramway à 13 heures, à notre grande surprise, nous voyons une dizaine de personnes déjà en faction devant la porte d’entrée. Ce concert est offert par la ville de Bordeaux à ses « seniors ». Pas de café donc. Nous rejoignons illico la file qui s’esquisse. Et nous nous disons d’une part que la ville de Bordeaux ne se moque pas de ses seniors pour leur offrir un tel concert, d’autre part, en les écoutant, que ceux-ci sont fort cultivés si l’on en juge d’après leurs conversations et leur appétence pour les manifestations culturelles multiples qui leur sont offertes. Avant le concert, le maire de Bordeaux offre ses vœux aux seniors puis remet des diplômes à un certain nombre d’entre eux, placés au premier rang, qui montent sur la scène. Comme nous nous sommes assis au second rang, devenu ainsi le premier occupé par des spectateurs, lorsque le maire passe devant nous, il nous serre la main. Sans doute devrais-je me sentir honoré. En fait, je pense à l’ancien maire de Pau, un virtuose dans l’art de serrer les mains, au point qu’il était appelé par ses administrés « Toque Manettes » [Touche-Mains] et cette idée enlève beaucoup de solennité à la situation. Je devrais en être désolé, mais non je n’y arrive pas.
Le concert ? Durée : un peu plus d’une heure. Le thème : « Tango d’Astor Piazzolla ». Le quintet : Bruno Maurice, accordéon, Fernando Millet, guitare, Stéphane Rougier, violon, Matthieu Sternat, contrebasse, Sophie Teboul, piano. Un seul défaut peut-être : la durée, que pour ma part j’aurais bien doublée. Mais, bon, tel quel, ce fut un moment magnifique. L’acoustique du lieu ! Et puis, la formation elle-même qui rappelle la plus prestigieuse de Piazzolla. Et surtout, ce qui finalement est rare dans les interprétations d’œuvres de Piazzolla, une précision, une attaque, un phrasé qui ne confondent pas puissance et stridences, expressivité et niveau sonore. Un moment que je compte bien prolonger en écoutant à nouveau Piazzolla avec la certitude déjà que ce que je viens d’entendre me fera saisir des nuances et des intentions que je n’avais pas su percevoir jusqu’ici. Nous avons remarqué que Bruno n’a pas son Appassionata que nous lui connaissions.
En sortant, nous apercevons Eléonore qui quitte la salle, puis nous la perdons de vue. Nous apprendrons plus tard qu’elle-même nous a vus puis perdus de vue. Peu après, alors que nous passons en tramway devant le Grand Théâtre, nous apercevons Bruno et Eléonore descendant les marches ; nous descendons du tramway au premier arrêt possible, nous les cherchons, en vain, ils ont disparu parmi les passants. Nous ne pouvons nous résoudre à l’idée de ces ratés. Nous pensons qu’à un moment ou à un autre nos pas se croiseront.
Comme il n’est pas tard, nous décidons d’aller voir ce que propose le musée des beaux-arts comme exposition. A notre grande surprise, nous découvrons que les grilles du jardin de la mairie, où se trouve le musée, sont fermées pour cause d’avis de tempête. Un huissier s’approche et nous ouvre le portail. L’exposition temporaire est consacrée à Henri Martin. Un néo-impressionniste, le rejeton improbable de Signac et de Puvis de Chavannes. La rencontre d’une technique pointilliste et d’un imaginaire académique inspiré par une Antiquité fantasmée. Etonnant.
Le soir, après avoir pris un moment de repos à l’hôtel, comme nous avons une petite faim, nous décidons d’aller dîner dans l’un des restaurants face à la gare. Lorsque nous sortons dans la rue, le froid nous saisit. Surprise ! Décidément nous avons bien raison de ne pas croire au hasard, sinon au hasard objectif et au hasard comme instrument de la volonté et du désir. Surprise ! Bruno Maurice, qui vient de donner un cours au conservatoire et qui rejoint son domicile, passe devant la porte de l’hôtel à l’instant même où nous en sortons. Dire que nous sommes contents de cette rencontre, c’est peu dire. Nous faisons quelques pas ensemble, nous lui disons notre plaisir d’avoir pu l’écouter. Nous lui apprenons qu’un avis de tempête est annoncé pour la nuit prochaine et que la région est en zone de vigilance rouge. Par conséquent, nous avons renoncé à rejoindre Toulouse et même à rentrer à Pau. Il nous propose de déjeuner ensemble ce samedi. Rendez-vous est pris pour 12h15 au conservatoire.
- le deuxième jour : le bistrot de Bruno et Eléonore
Que dire de la nuit ? Comme annoncé par Météo France, un vent violent se lève peu après quatre heures du matin. On aperçoit bientôt des panneaux publicitaires traversant la rue ; on entend d’étranges cliquetis : ce sont des éléments d’un échafaudage qui viennent s’écraser contre une porte de garage métallique. Des bourrasques sifflantes soulèvent en gerbes l’eau accumulée sur les terrasses des immeubles d’en face. On entend vers six heures un craquement qui nous donne à penser que l’un des arbres d’un square voisin vient d’être soit déraciné, soit déchiqueté. Et ainsi de suite… Le lendemain matin, vers dix heures, Bruno nous annonce au téléphone que le conservatoire est fermé, que la circulation est rare, que les commerces sont clos, et que finalement le mieux serait que nous déjeunions non au restaurant, mais chez lui. Evidemment, la proposition nous agrée. Les informations nous confirment qu’il s’agit bien d’une catastrophe majeure. Nous demandons à l’hôtelier de pouvoir garder la chambre jusqu’à dimanche matin. Pas question en effet de quitter Bordeaux, ni pour Toulouse, ni pour Pau. Toute circulation est interrompue hors de la ville. En attendant midi et quart, nous décidons de sortir la voiture du garage et d’aller faire un tour du côté des quais et des cours du centre. Plusieurs arbres sont couchés au sol ; nous comptons quatre voitures écrasées par des branches ; les grilles du jardin public sont tordues en plusieurs endroits sous la poussée de troncs énormes… Partout des poubelles renversées, dont les contenus se répandent sur les trottoirs.
A midi et quart, nous retrouvons Bruno devant la gare. Comme ce blog n’a pas vocation à l’indiscrétion, je voudrais dire simplement que ce déjeuner a été un vrai plaisir. Nous avons découvert les qualités culinaires d’Eléonore et les talents d’improvisateur de Bruno – tout fait main, sauf le café, forcément ! Plaisir de la conversation. Echanges à bâtons rompus. Sympathie.
En fin d’après-midi, nous décidons d’aller jusqu’au musée d’art contemporain de Bordeaux, qui se trouve en un lieu grandiose et fascinant : l’entrepôt Lainé. Une merveille architecturale. Un bâtiment voué au commerce du vin et destiné à recevoir des barriques de châteaux prestigieux. Parcourir ce lieu suffirait déjà à notre bonheur. Diverses installations retiennent notre attention. Un immense décor se dresse comme un vitrail intense et démesuré. Plusieurs salles présentent des œuvres que je dirais d’art conceptuel, suivant l'expression consacrée. Françoise, plus justement, parle d'art virtuel. Dans l’une, il y a, posée au sol, une palette chargé de sacs transparents qui semblent remplis d’une sorte de poudreuse blanche. Je suis un peu choqué que les ouvriers aient ainsi abandonné leurs gravats. Près de l’entrée de cette même salle, il y a une sculpture étrange. Il faut imaginer un objet d’environ un mètre de hauteur et de quarante de largeur, formé de trois parties : la partie supérieure, verticale, est une sorte de lyre très stylisée, la partie centrale, horizontale, est pour ainsi dire une galette circulaire, la partie inférieure, verticale, est constituée de quatre tiges de fer posées au sol sur lesquelles repose la partie centrale intermédiaire. Aucune indication ni d’auteur, ni de titre, ni de matériaux. Cet objet me laisse perplexe. Mais ce qui me choque, c’est de voir dans une salle voisine un homme, encore jeune et apparemment en bonne santé, qui lit un roman, assis sans vergogne sur une sculpture identique à celle que j’ai décrite plus haut. Plus tard, à 18 heures, alors que toutes les lumières de l’entrepôt sont éteintes, dans la nef centrale, un violoncelliste, éclairé par une loupiote, prend place devant un parterre de chaises en demi-cercle – une vingtaine d’auditeurs – et commence à jouer. Le temps s’étire dans cet espace de quasi-catacombe. Il s’agit de « Nadjorlak I, II, III », une œuvre d’Eliane Radigue, en création mondiale, pour violoncelle et cors de basset.
Vers 21 heures, nous dînons dans un restaurant face à la gare d’où ne part ni n’arrive aucun train du sud. Nous apprenons que la circulation routière sera ouverte à nouveau dimanche matin.
- le troisième jour : les désastres de la tempête
Dimanche donc, nous décidons de rentrer à Pau par Hossegor, car nous sommes inquiets de savoir si la tempête a fait des dégâts. Tout au long de la route, la tristesse nous accable. Parfois, nous passons entre deux murs d’arbres tronçonnés ; parfois, c’est un espace interminable de jeunes pins dressés comme des moignons vers le ciel. Saint Vincent de Tyrosse puis Hossegor nous apparaissent comme des villes mortes, sans électricité, ni réseau téléphonique, fixe ou mobile. Nous avons du mal à rejoindre la villa entre branches, murs et poteaux abattus. Deux arbousiers sont au sol, déchiquetés. Le pin n’a pas bougé. Il a résisté alors que bien d’autres alentour explosaient. Sans nous attarder, nous rentrons à Pau. On voit bien que l’Adour et ses affluents sont sur le point de se répandre dans les terres basses. En arrivant à la maison, nous découvrons que le cèdre bleu d’un voisin est déraciné. La terre saturée d’eau de pluie n’a pas pu le retenir. De même, en face, chez un autre voisin, un chêne centenaire n’a pas résisté aux assauts des bourrasques. Désolation.
- le jour d’après : des émotions contradictoires
Ce matin, un courriel nous informe que la « Tchache de Luxey », qui devait avoir lieu dimanche 1er février, avec un débat, un déjeuner en commun et les accordéonistes Daqui (Macias, Amestoy, De Ezcurra) est annulée. Luxey est situé dans la partie la plus touchée de la lande girondine. Nous avions retenu une chambre à Sore, à la Bergerie de Pinot, à dix kilomètres. A dix heures et demie, la propriétaire nous informe de Bordeaux par téléphone qu’elle n’aurait pu nous accueillir : des dégâts aux bâtiments, pas d’eau, pas d’électricité. Une vie normale ne pourra être rétablie avant une semaine…
Nous sommes tristes d’avoir vu le pays dévasté, nous sommes tristes de penser à ces pins détruits, pins de vingt, trente, quarante années, nous sommes tristes en pensant au drame qui touche de plein fouet ces sylviculteurs dont la vie a pour mesure des durées que l’on ne connaît plus. Et cependant, malgré tout, il nous reste le bonheur d’une heure de concert, le plaisir de vraies rencontres, pleines d’amitié, l’émotion devant un tableau ici, une installation là.
Je voulais garder trace de ces jours chargés d’émotions contradictoires. Dès que possible, j’y reviendrai à l’aide de quelques photonotes…
- le jour d’avant : le bistrot de Gilles
Nous avions prévu de longue date d’aller écouter Bruno Maurice en quintet au Grand Théâtre de Bordeaux, le vendredi 23, à 14h15. Lieu prestigieux s’il en est. Au programme « Concert Tango » dédié à des œuvres de Piazzolla. Nous avions donc retenu une chambre près de la gare et du conservatoire de musique d’Aquitaine pour la nuit de jeudi à vendredi avec l’intention de passer la soirée à Bordeaux et de rejoindre « les petits » à Toulouse après le concert afin de passer le week-end en leur compagnie. Charlotte nous attendait avec impatience pour que nous puissions l’admirer au cours de la représentation prévue samedi soir par son école du cirque. Avant de partir, je devais rendre visite à ma mère en sa maison de retraite à Nay, jeudi après-midi. Devoir absolu, devoir quasi sacré ! Mais… Gilles Cuzacq honorant un contrat à Lons, banlieue de Pau, ce même jeudi 22, comme nous étions convenus de nous rencontrer dès que possible, nous avons sauté sur l’occasion, repoussé notre réservation d’hôtel de jeudi à vendredi et décidé de partager ensemble notre repas du soir. Alarme du réveil réglée sur 7 heures.
Mais… vers 18 heures, coup de téléphone de Gilles, en panne de batterie quelque part sur une rocade entre Lons et Pau. Comme nous essayons de le rejoindre par mobiles et GPS interposés, nous prenons la mesure des ondées qui se déversent sur la région, qui font sortir les gaves, les ruisseaux, les rivières et les fleuves de leur lit, et qui rendent la terre tellement gorgée d’eau que les arbres semblent pouvoir être déracinés au moindre souffle de vent. On se demande si l’on ne circule pas dans un vaste aquarium. Alors que nous tâtonnons quelque peu, Gilles nous informe que sa batterie a cessé son mouvement d’humeur et qu’il est sur le parking du Géant Casino où nous sommes en train de chercher une place pour nous garer. Il est temps d’aller attaquer l’apéro qui nous attend à la maison.
Cet apéro, c’est une des modalités du bistrot des accordéons. Nous passons une agréable soirée, pleine d’enseignements sur la vie d’accordéoniste de Gilles. Nous découvrons un monde qui ne nous est pas familier. Nous l’écoutons avec intérêt et plaisir : son histoire, son apprentissage de l’accordéon et de la trompette, deux instruments où finalement le souffle est primordial, ses choix de vie, son installation dans la région de Mont-de-Marsan, ses activités de compositeur et d’arrangeur. Son disque. Malgré les apparences, malgré les titres, nous avions bien perçu que « Pays d’Accordéon » n’était pas un opus « à la manière de… ». En écoutant Gilles nous en parler, nous expliciter ses intentions, nous vérifions qu’il s’agit plutôt de « morceaux à ma manière », de "danses à ma guise". Il nous décrit son travail de compositeur, son goût pour la technique qui lui donne toute la liberté et l’autonomie qui lui conviennent. Il nous parle aussi de manière distanciée de l’accordéon au kilomètre… Il nous semble, à l’écouter, que nous comprenons mieux son monde et sans doute celui des accordéonistes. Il nous fait un peu pénétrer dans sa vision de ce monde et dans ses projets… Et c’est bien. Nous nous quittons vers 23h30. Sa voiture démarre sans hésitation. Avant de partir, il nous laisse sa carte. En remplissant la machine à laver la vaisselle et en essuyant les verres avant de les ranger, en passant un dernier coup de balai, nous échangeons, Françoise et moi, nos réflexions sur notre rencontre avec Gilles. Nous comprenons mieux à quel point la musique peut être vécue comme une nécessité, comme une passion nécessaire, un amour incomparable.
- le premier jour : concert Tango Piazzolla
Vendredi matin, départ de Pau à 8h30. Nous savons que la route est indigne d’une voie de communication entre la capitale de l’Aquitaine et celle du Béarn, au carrefour de l’axe Nord-Sud : Paris / Bordeaux / Espagne et de l’axe Est / Ouest : Bilbao / Bayonne / Toulouse. Pour tout arranger, il y a sur cette route plusieurs déviations dues aux travaux de construction de l’autoroute, beaucoup de camions et une pluie battante. Les fossés sont remplis d’eau à ras bord et les champs ont renoncé à absorber la pluie incessante. A chaque croisement de camion, on croirait traverser un mur de gouttes chargées de vapeurs de gazole. Alors que Toulouse, à 200 kilomètres de Pau, est à moins de deux heures de route, il faut compter trois heures pour rallier Bordeaux et notre hôtel. Où nous déposons nos bagages et où nous mangeons les sandwiches et la salade composée que Françoise avait préparés. Le concert ayant lieu à 14h15, nous décidons de rejoindre le Grand Théâtre par le tramway assez tôt pour avoir le temps de boire un café en surveillant les premiers arrivants. Nous sommes bien naïfs… En descendant du tramway à 13 heures, à notre grande surprise, nous voyons une dizaine de personnes déjà en faction devant la porte d’entrée. Ce concert est offert par la ville de Bordeaux à ses « seniors ». Pas de café donc. Nous rejoignons illico la file qui s’esquisse. Et nous nous disons d’une part que la ville de Bordeaux ne se moque pas de ses seniors pour leur offrir un tel concert, d’autre part, en les écoutant, que ceux-ci sont fort cultivés si l’on en juge d’après leurs conversations et leur appétence pour les manifestations culturelles multiples qui leur sont offertes. Avant le concert, le maire de Bordeaux offre ses vœux aux seniors puis remet des diplômes à un certain nombre d’entre eux, placés au premier rang, qui montent sur la scène. Comme nous nous sommes assis au second rang, devenu ainsi le premier occupé par des spectateurs, lorsque le maire passe devant nous, il nous serre la main. Sans doute devrais-je me sentir honoré. En fait, je pense à l’ancien maire de Pau, un virtuose dans l’art de serrer les mains, au point qu’il était appelé par ses administrés « Toque Manettes » [Touche-Mains] et cette idée enlève beaucoup de solennité à la situation. Je devrais en être désolé, mais non je n’y arrive pas.
Le concert ? Durée : un peu plus d’une heure. Le thème : « Tango d’Astor Piazzolla ». Le quintet : Bruno Maurice, accordéon, Fernando Millet, guitare, Stéphane Rougier, violon, Matthieu Sternat, contrebasse, Sophie Teboul, piano. Un seul défaut peut-être : la durée, que pour ma part j’aurais bien doublée. Mais, bon, tel quel, ce fut un moment magnifique. L’acoustique du lieu ! Et puis, la formation elle-même qui rappelle la plus prestigieuse de Piazzolla. Et surtout, ce qui finalement est rare dans les interprétations d’œuvres de Piazzolla, une précision, une attaque, un phrasé qui ne confondent pas puissance et stridences, expressivité et niveau sonore. Un moment que je compte bien prolonger en écoutant à nouveau Piazzolla avec la certitude déjà que ce que je viens d’entendre me fera saisir des nuances et des intentions que je n’avais pas su percevoir jusqu’ici. Nous avons remarqué que Bruno n’a pas son Appassionata que nous lui connaissions.
En sortant, nous apercevons Eléonore qui quitte la salle, puis nous la perdons de vue. Nous apprendrons plus tard qu’elle-même nous a vus puis perdus de vue. Peu après, alors que nous passons en tramway devant le Grand Théâtre, nous apercevons Bruno et Eléonore descendant les marches ; nous descendons du tramway au premier arrêt possible, nous les cherchons, en vain, ils ont disparu parmi les passants. Nous ne pouvons nous résoudre à l’idée de ces ratés. Nous pensons qu’à un moment ou à un autre nos pas se croiseront.
Comme il n’est pas tard, nous décidons d’aller voir ce que propose le musée des beaux-arts comme exposition. A notre grande surprise, nous découvrons que les grilles du jardin de la mairie, où se trouve le musée, sont fermées pour cause d’avis de tempête. Un huissier s’approche et nous ouvre le portail. L’exposition temporaire est consacrée à Henri Martin. Un néo-impressionniste, le rejeton improbable de Signac et de Puvis de Chavannes. La rencontre d’une technique pointilliste et d’un imaginaire académique inspiré par une Antiquité fantasmée. Etonnant.
Le soir, après avoir pris un moment de repos à l’hôtel, comme nous avons une petite faim, nous décidons d’aller dîner dans l’un des restaurants face à la gare. Lorsque nous sortons dans la rue, le froid nous saisit. Surprise ! Décidément nous avons bien raison de ne pas croire au hasard, sinon au hasard objectif et au hasard comme instrument de la volonté et du désir. Surprise ! Bruno Maurice, qui vient de donner un cours au conservatoire et qui rejoint son domicile, passe devant la porte de l’hôtel à l’instant même où nous en sortons. Dire que nous sommes contents de cette rencontre, c’est peu dire. Nous faisons quelques pas ensemble, nous lui disons notre plaisir d’avoir pu l’écouter. Nous lui apprenons qu’un avis de tempête est annoncé pour la nuit prochaine et que la région est en zone de vigilance rouge. Par conséquent, nous avons renoncé à rejoindre Toulouse et même à rentrer à Pau. Il nous propose de déjeuner ensemble ce samedi. Rendez-vous est pris pour 12h15 au conservatoire.
- le deuxième jour : le bistrot de Bruno et Eléonore
Que dire de la nuit ? Comme annoncé par Météo France, un vent violent se lève peu après quatre heures du matin. On aperçoit bientôt des panneaux publicitaires traversant la rue ; on entend d’étranges cliquetis : ce sont des éléments d’un échafaudage qui viennent s’écraser contre une porte de garage métallique. Des bourrasques sifflantes soulèvent en gerbes l’eau accumulée sur les terrasses des immeubles d’en face. On entend vers six heures un craquement qui nous donne à penser que l’un des arbres d’un square voisin vient d’être soit déraciné, soit déchiqueté. Et ainsi de suite… Le lendemain matin, vers dix heures, Bruno nous annonce au téléphone que le conservatoire est fermé, que la circulation est rare, que les commerces sont clos, et que finalement le mieux serait que nous déjeunions non au restaurant, mais chez lui. Evidemment, la proposition nous agrée. Les informations nous confirment qu’il s’agit bien d’une catastrophe majeure. Nous demandons à l’hôtelier de pouvoir garder la chambre jusqu’à dimanche matin. Pas question en effet de quitter Bordeaux, ni pour Toulouse, ni pour Pau. Toute circulation est interrompue hors de la ville. En attendant midi et quart, nous décidons de sortir la voiture du garage et d’aller faire un tour du côté des quais et des cours du centre. Plusieurs arbres sont couchés au sol ; nous comptons quatre voitures écrasées par des branches ; les grilles du jardin public sont tordues en plusieurs endroits sous la poussée de troncs énormes… Partout des poubelles renversées, dont les contenus se répandent sur les trottoirs.
A midi et quart, nous retrouvons Bruno devant la gare. Comme ce blog n’a pas vocation à l’indiscrétion, je voudrais dire simplement que ce déjeuner a été un vrai plaisir. Nous avons découvert les qualités culinaires d’Eléonore et les talents d’improvisateur de Bruno – tout fait main, sauf le café, forcément ! Plaisir de la conversation. Echanges à bâtons rompus. Sympathie.
En fin d’après-midi, nous décidons d’aller jusqu’au musée d’art contemporain de Bordeaux, qui se trouve en un lieu grandiose et fascinant : l’entrepôt Lainé. Une merveille architecturale. Un bâtiment voué au commerce du vin et destiné à recevoir des barriques de châteaux prestigieux. Parcourir ce lieu suffirait déjà à notre bonheur. Diverses installations retiennent notre attention. Un immense décor se dresse comme un vitrail intense et démesuré. Plusieurs salles présentent des œuvres que je dirais d’art conceptuel, suivant l'expression consacrée. Françoise, plus justement, parle d'art virtuel. Dans l’une, il y a, posée au sol, une palette chargé de sacs transparents qui semblent remplis d’une sorte de poudreuse blanche. Je suis un peu choqué que les ouvriers aient ainsi abandonné leurs gravats. Près de l’entrée de cette même salle, il y a une sculpture étrange. Il faut imaginer un objet d’environ un mètre de hauteur et de quarante de largeur, formé de trois parties : la partie supérieure, verticale, est une sorte de lyre très stylisée, la partie centrale, horizontale, est pour ainsi dire une galette circulaire, la partie inférieure, verticale, est constituée de quatre tiges de fer posées au sol sur lesquelles repose la partie centrale intermédiaire. Aucune indication ni d’auteur, ni de titre, ni de matériaux. Cet objet me laisse perplexe. Mais ce qui me choque, c’est de voir dans une salle voisine un homme, encore jeune et apparemment en bonne santé, qui lit un roman, assis sans vergogne sur une sculpture identique à celle que j’ai décrite plus haut. Plus tard, à 18 heures, alors que toutes les lumières de l’entrepôt sont éteintes, dans la nef centrale, un violoncelliste, éclairé par une loupiote, prend place devant un parterre de chaises en demi-cercle – une vingtaine d’auditeurs – et commence à jouer. Le temps s’étire dans cet espace de quasi-catacombe. Il s’agit de « Nadjorlak I, II, III », une œuvre d’Eliane Radigue, en création mondiale, pour violoncelle et cors de basset.
Vers 21 heures, nous dînons dans un restaurant face à la gare d’où ne part ni n’arrive aucun train du sud. Nous apprenons que la circulation routière sera ouverte à nouveau dimanche matin.
- le troisième jour : les désastres de la tempête
Dimanche donc, nous décidons de rentrer à Pau par Hossegor, car nous sommes inquiets de savoir si la tempête a fait des dégâts. Tout au long de la route, la tristesse nous accable. Parfois, nous passons entre deux murs d’arbres tronçonnés ; parfois, c’est un espace interminable de jeunes pins dressés comme des moignons vers le ciel. Saint Vincent de Tyrosse puis Hossegor nous apparaissent comme des villes mortes, sans électricité, ni réseau téléphonique, fixe ou mobile. Nous avons du mal à rejoindre la villa entre branches, murs et poteaux abattus. Deux arbousiers sont au sol, déchiquetés. Le pin n’a pas bougé. Il a résisté alors que bien d’autres alentour explosaient. Sans nous attarder, nous rentrons à Pau. On voit bien que l’Adour et ses affluents sont sur le point de se répandre dans les terres basses. En arrivant à la maison, nous découvrons que le cèdre bleu d’un voisin est déraciné. La terre saturée d’eau de pluie n’a pas pu le retenir. De même, en face, chez un autre voisin, un chêne centenaire n’a pas résisté aux assauts des bourrasques. Désolation.
- le jour d’après : des émotions contradictoires
Ce matin, un courriel nous informe que la « Tchache de Luxey », qui devait avoir lieu dimanche 1er février, avec un débat, un déjeuner en commun et les accordéonistes Daqui (Macias, Amestoy, De Ezcurra) est annulée. Luxey est situé dans la partie la plus touchée de la lande girondine. Nous avions retenu une chambre à Sore, à la Bergerie de Pinot, à dix kilomètres. A dix heures et demie, la propriétaire nous informe de Bordeaux par téléphone qu’elle n’aurait pu nous accueillir : des dégâts aux bâtiments, pas d’eau, pas d’électricité. Une vie normale ne pourra être rétablie avant une semaine…
Nous sommes tristes d’avoir vu le pays dévasté, nous sommes tristes de penser à ces pins détruits, pins de vingt, trente, quarante années, nous sommes tristes en pensant au drame qui touche de plein fouet ces sylviculteurs dont la vie a pour mesure des durées que l’on ne connaît plus. Et cependant, malgré tout, il nous reste le bonheur d’une heure de concert, le plaisir de vraies rencontres, pleines d’amitié, l’émotion devant un tableau ici, une installation là.
Je voulais garder trace de ces jours chargés d’émotions contradictoires. Dès que possible, j’y reviendrai à l’aide de quelques photonotes…
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