dimanche 18 janvier 2009

lundi 19 janvier - bucharest tango

Il fait très froid. La neige recouvre les trottoirs et le passage des voitures laisse des saignées noires sur la chaussée. Les vitrines peu éclairées réfléchissent les lumières de Noël tendues au-dessus des rues. Le vent glacial s’engouffre le long des avenues immenses. La taille énorme des immeubles gris et en grande partie délabrés donne à penser qu’il s’agit de constructions édifiées sous le règne de Ceaucescu. Des masses énormes comme des pyramides vidées de leurs habitants. Peu de monde dans les rues. Silhouettes courbées en avant pour résister aux rafales de vent. Chapeau sur la tête, mains dans les poches. Les passants avancent comme des jouets mécaniques.

Entre deux de ces immeubles staliniens, un lieu étrange, entre hôtel particulier et théâtre de quartier transformé en music-hall. Un hall immense, sombre. Deux ou trois lustres, à moitié éclairés, diffusent une lumière pauvre et froide. Les murs ont été peints autrefois, façon trompe l’œil. On reconnaît des scènes de danses de salon. Les portes, immenses, couleur bordeaux, sont flanquées de lourds rideaux chamarrés de fleurs jaunes et oranges. Certaines de ces fleurs sont peut-être des oiseaux égarés d’une forêt tropicale.

On entend de la musique. Pour la rejoindre, il faut suivre un couloir démesuré, dont le plancher gras colle à la semelle des chaussures. Les murs sont carrelés en rouge et vert. Au fond du couloir, une porte. Derrière, une salle immense, dont on ne peut mesurer les limites tant l’air est saturé par la fumée de cigares. L’odeur prend à la gorge et rend difficile de respirer. De part et d’autre de la salle, des banquettes de velours grenat et des chaises en bois dorées réparties autour de tables rondes, marbre et pieds en fer forgés, pour cinq à six personnes. Au centre, une piste de danse, dont le plancher brille comme un miroir. Un seul couple, l’air assez compassé, occupe tout l’espace avec une sorte de langueur, comme s’il s’agissait d’un film projeté au ralenti. Un imperceptible ralenti. Mais assez cependant pour que le mouvement s’étire comme dans un rêve. Les gens présents semblent eux aussi vivre au ralenti. Ils parlent avec lenteur. Ils sourient d’un léger plissement des yeux. Ils n’ont pas l’air fatigués, ni vraiment las. Ils semblent ailleurs. Venus d’ailleurs. Les hommes, tous cravatés et en chemise blanche, portent des costumes gris à fines rayures, tandis que les femmes exhibent des bijoux trop clinquants pour être honnêtes. Il est difficile de savoir s’ils écoutent la chanteuse et l’orchestre qui l’accompagne ou s’il ne s’agit pour eux que d’une sorte de bruit de fond. En tout cas, s’ils ne sont pas attentifs à ce qui se passe sur scène, ils perdent une occasion d’être un peu plus heureux.

C’est assez surprenant, mais dans ce monde post-communiste, ce que l’on peut entendre en cet instant, ce sont des tangos. Des tangos roumains. Et c’est magnifique. Je me dis alors, car j’ai du mal à croire à la réalité de mes perceptions, que je viens de faire un rêve. Et je me demande comment j’ai bien pu imaginer cette scène et ces tangos d’un autre âge et d’un autre lieu.
En fait, je n’ai rien imaginé. Je suis simplement en train d’écouter un disque improbable :

- « Bucharest Tango » d’Oana Catalina Chitu. 2008, Asphalt Tango Records.

Comme beaucoup de disques de ce label – je pense par exemple à ceux de Motion Trio – la pochette, une photographie de couleurs vives, a quelque chose de kitsch. Un portrait de la chanteuse en Carmen énigmatique dans un ovale façon médaillon.

On commence avec du tango. Tango tango : certifié authentique. On finit sur un morceau assez jazzy. On pourrait bien finir la soirée dans un club de jazz, à Paris, à Berlin ou à New-York.

Ils sont huit : Oana Catalina Chitu, voix ; Anton Slavic, violon ; Valeriu Cascaval, cymbalon ; Dejan Jovanovic, accordéon ; Alexej Wagner, guitare ; Alexander Franz, contrebasse ; Dimitris Christides, percussions ; Vladimir Karparov, saxophone, clarinette.

L’accordéon sonne comme un énorme Weltmeister. Ah ! la jubilation de conduire un tel accordéon comme on conduit un de ces camions hors normes qui traversent, rutilants de chromes, les continents de part en part… Et puis, les dialogues accordéon / clarinette ou accordéon / saxophone ou encore saxophone / violon… Et que dire du cymbalon promu au rang d’instrument de tango. Même Piazzolla aurait pu en être surpris !

http://www.abeillemusique.com/CD/Musiques-du-monde/Tango/ATR1808/4047179132527/Asphalt-Tango/Oana-Catalina-Chitu/Bucharest-Tango/cleart-30594.html

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