mardi 13 mai 2014

vendredi 16 mai - "3"

Mardi. Midi pile. Une enveloppe dans la boite à lettres. A l'intérieur, "3", le dernier opus de Joëlle Léandre, contrebasse, et Pascal Contet, accordéon. Un disque Ayler Records, enregistré à Carré Bleu, Poitiers, le 12 avril 2012, comprovisé par J. Léandre et P. Contet. Le délai de distribution a été très rapide ; c'est un plaisir de découvrir cet album, dont j'avais eu l'occasion de dire déjà quelques mots dans mon article daté du jeudi 8 de ce mois.


Après avoir pris connaissance de "3" en tant qu'objet et tout en l'écoutant pour un premier contact je laisse quelques réflexions ou impressions me venir à l'esprit. Et d'abord, comme je le notais dans mon article ci-dessus, je n'ai toujours pas trouvé d'explication à ce titre réduit à un seul chiffre.  Tout au plus puis-je observer que "3" est un nombre impair, un nombre symboliquement plus dynamique qu'un nombre pair, plus asymétrique, plus poétique même, si l'on en croit Verlaine.

Bref ! J'en suis, quant au sens de ce titre, au même point qu'il y a une semaine et donc mon hypothèse, que je me permets de rappeler ici, n'a pas varié :

 "Sauf inattention de ma part, je n'ai pas entendu de question sur le titre de l'album : "3". Ni d'explications. Pour ma part, j'imagine que "3" veut nous signifier que le duo, ce n'est pas 1 plus 1 = 2 mais 1 et 1 = 3. Ce n'est pas seulement la juxtaposition de deux individus, l'un ici, l'autre là. Le duo, ce duo a pour résultat non la simple addition de deux jeux ; il a pour visée et pour résultat l'émergence d'un élément tiers, qui se crée au cours de l'improvisation comme une intersection des deux jeux de la contrebasse et de l'accordéon, une intersection - et c'est tout le paradoxe de l'improvisation - à la fois arbitraire et nécessaire. Arbitraire parce qu'imprévisible ; nécessaire parce quelle apparait comme une évidence. En tout cas, ce que je comprends c'est que le duo n'est pas de l'ordre de la quantité (1+1=2), mais de l'ordre de la qualité (1 et 1 = 3  i.e. une réalité tierce)".

Mais ce chiffre qui m'intrigue me suggère une autre remarque, à savoir que Pascal Contet et Joëlle Léandre semblent avoir un goût particulier pour les titres chiffrés. C'est ainsi que les sept - encore un nombre impair - les sept morceaux de "3" ont pour titre des nombres : "1. quatre", "2. soixante", etc... etc... "7. cinquante-trois". Sept titres, autant d'énigmes. Mais il y a plus. Sans chercher à être exhaustif, je note que "FreeWay", autre duo des mêmes musiciens, a pour titres des morceaux : "01. Freeway 1" ; "02. Freeway 2", etc... etc... "12. Freeway 12". D'autre part, je note que les treize titres de l'album solo de Pascal Contet, "Utopian Wind",  sont les suivants : "Dialog 1", "Dialog 2", etc... etc... "Dialog 13". De même, l'album-duo de 1996 de Pascal et Joëlle comprend sous le titre "Six feux de caractères" un ensemble de six titres notés "14. [premier], "15. [deuxième]", etc... etc... "19. [sixième]".  Quant aux onze titres d' "Iceberg", duo de Pascal et Wu Wei, je n'aurais pas été surpris de les voir nommés "Iceberg 1", "Iceberg 2", "Iceberg 3", etc... etc... En fait,  pour essayer de comprendre cette manière de titrer et de classer les morceaux, je fais l'hypothèse suivante : Pascal Contet est, si je puis dire, un spécialiste pour ne pas dire un virtuose de l'improvisation et si l'on considère la suite de ses improvisations dans un laps de temps donné - récital, concert, album - comme autant de variations autour d'une idée fixe ou d'une visée ou d'une intention qui orientent son inspiration, alors tous ces titres comme "Freeway" ou "Six feux... " ou "Dialog" sont autant de noms donnés à des variations.

Autre réflexion. "3" est présenté comme enregistré à Poitiers, à telle date, et comme "comprovisé" par J. Léandre et P. Contet. On comprend bien le néologisme : cet opus est une composition improvisée en tel lieu, à tel moment. Donc, "comprovisé". Pour ma part, je pense qu'il aurait pu être défini comme une improvisation coopérative ou comme une coopération improvisée. En cela, je retrouve mon hypothèse esquissée ci-dessus à propos du sens de "3". Tout ça se tient. Mais, pour tourner autour de cette question improvisation / composition, on pourrait penser en première analyse qu'il y a quelque contradiction dans la démarche qui consiste à enregistrer et donc à fixer ce qui n'a pris forme de composition qu'au cours de sa création même. Mais à la réflexion on comprend bien que l'intérêt d'une telle action est de donner l'occasion en toute tranquillité d'esprit d'essayer de saisir la création en train de se former; de prendre forme ; de donner l'occasion de mieux percevoir et éventuellement comprendre en quoi consiste le processus créatif alors qu' a contrario,  en général, on a toujours affaire à un résultat, à un produit, à une œuvre achevée et, sinon réalisée - c'est le travail de l'interprétation -, du moins déjà conçue.

En écoutant les différents morceaux de "3", je me dis que le jeu croisé de Joëlle et Pascal évoque pour moi beaucoup moins un parcours, un cheminement, une histoire qu'un puzzle, un territoire, un monde. Je ne saurais expliciter cette perception, mais pourtant elle s'impose à moi : moins perception de mouvement que perception d'une construction qui découvre sa logique par tâtonnements successifs.

A propos de la notion de "comprovisation", en parcourant le petit Robert à partir de celle d'improvisation, je relève que cette notion signifie "composer sur le champ et sans préparation" ; qu'elle renvoie vers les notions d'imprévu et d'imprévisibilité, d'improbabilité, de non-programmé et de non-anticipé ; qu'elle est associée à des adjectifs comme déroutant, imprédictible, inattendu, surprenant ou étonnant. Je trouve que tous ces termes constituent en effet une grille fort pertinente pour écouter et apprécier une improvisation, par exemple justement "3".

Enfin, derniers mots : la première écoute de "3" est pour moi comme une sorte de bouillonnement volcanique ou comme un feu d'artifice et, de ce point de vue, le titre "2 soixante (13:18)" me parait emblématique de l'ensemble. Je le perçois comme une cérémonie chamanique avec la voix de J. Léandre qui accompagne un rituel sauvage scandé par la contrebasse et l'accordéon avant que la nuit ne ramène le calme et la sérénité. S'il s'agit de quelque pratique religieuse, sans nul doute il s'agit d'animisme. Comme une culture sauvage.

PS.- A propos du titre du dernier opus de Joëlle Léandre et Pascal Contet, une lecture plus approfondie du site de celui-ci m'a donné la clé. Il s'agit tout simplement du troisième album de ce duo, après un premier en 1994, sous label "Concord/Media 7", aujourd'hui épuisé, puis "Freeway", présenté comme une œuvre en douze tableaux, quatorze années plus tard. C'était tout simple, en tout cas plus simple que mon hypothèse. Qui n'est pas pour autant invalidée dans la mesure où elle n'entre pas en contradiction avec l'explication que j'ai fini par retrouver et où elle rend assez bien compte du processus créatif.




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