lundi 28 janvier - ma mère m'a dit...
Ma mère est une personne plus qu'âgée. Quatre-vingt-onze ans. Je serais tenté de dire :"Hors d'âge". Depuis des années, chez elle d'abord, puis en maison de retraite depuis cinq ans, elle vit entre son lit et son fauteuil roulant. Fauteuil qu'elle est incapable de mouvoir par elle-même. Ses mains sont déformées et quasiment rendues impuissantes par l'arthrose qui les déforme et les pétrifie. Il y a deux ans, mon père est venu la rejoindre. Il passait la voir tous les jours, mais elle ne voulait plus le voir ; elle ne voulait plus lui montrer sa dégradation physique, ses handicaps, ses infirmités. Il s'obstinait ; elle le repoussait. Et puis mon père est mort en juillet. Ma mère a d'abord semblé indifférente.
Mais depuis, son état mental n'a cessé de se dégrader. Quant à son physique, elle "fonctionne" comme un système en équilibre, un corps qui s'alimente peu, mais qui dépense peu d'énergie. Sa vie est une alternance de moments, de plus en plus rares, de lucidité, de délires avec confusions et hallucinations, et de sommeil, dont nul ne peut la faire émerger. Ces moments confus et ces moments de sommeil, je suis maintenant persuadé que ce sont des mécanismes de défense, une façon de supporter encore une vie qui lui est devenue intolérable.
Je rends visite à ma mère deux après-midi par semaine. Lourde contrainte, suirtout au plan affectif, mais un devoir impérieux. Quand elle est lucide, je m'occupe d'elle, comme on dit : son appareil dentaire, ses ongles, ses yeux, ses cheveux, etc, etc... Elle refuse obstinément de boire. Forcément ! Ce que l'on boit, il faut bien le pisser... Heureux celui qui peut pisser sans soucis... et sans aide. La plupart du temps, disons trois fois sur quatre, elle dort. Je lui dis :"Bonjour ! Bonjour ! Tu m'entends ?". Parfois, un mouvement de la main, sa main droite glacée, parfois une mimique entre souffrance et sourire figé. Difficile à interpréter. Je répète ces bonjours de plus en plus fort, mais le plus souvent en vain. Je la quitte ; je demande aux aides-soignants ou aux infirmières de lui dire que je suis venu la voir...
Samedi, alors que j'étais sur le point de partir, elle s'est redressée, elle a ouvert les yeux, difficilement, et puis elle m'a regardé d'un regard que je ne lui connaissais plus. Vif, déterminé, mais bizarre, comme si elle avait du mal à me localiser. Elle m'a dit :"Ne pars pas ! Attends !". C'était étrange. Elle se frottait les mains ; elle les tordait comme pour les nouer l'une à l'autre. Je lui ai dit :"J'ai essayé de te réveiller, mais rien à faire". Elle m'a dit :"Je sais !". J'ai dit : "Ah, bon !". Elle m'a dit : "Oui, je me parlais dans ma tête". Après un instant de silence, elle m'a dit :"Je t'aime, tu sais...". Je lui ai dit :"Bien sûr ! Je le sais !". Elle m'a dit :"Toi aussi tu m'aimes... Je sais que je te rends malheureux... Je sais que tu m'aimes". Je lui ai dit :"Bien sûr que je t'aime"... Elle m'a dit :"Je le sais... C'est pour ça que je te demande de me porter quelque chose...". Quelque chose, mais quoi ? Je lui ai dit : "Quelque chose ? Oui, mais que veux-tu ?". Elle a fixé son regard sur moi, comme incrédule de me voir lui poser cette question. Elle m'a dit : "Quelque chose... Il n'y a qu'à toi que je peux demander ça...". En effet, j'ai compris. Elle m'a dit :"La seule chose que je te demande c'est de ne pas souffrir... Juste que je devienne comme une poupée de son qui se vide". Que dire ? Que répondre ? Je me suis assis près d'elle. J'ai pris ses mains entre mes mains. J'avais l'illusion de pouvoir les réchauffer. Tout à coup, elle a penché sa tête vers son épaule gauche. Elle a fermé les yeux. Elle a respiré profondément, puis tout doucement, régulièrement. J'ai compris qu'elle était ailleurs... Dans ses rêves...
Je suis parti, comme on dit, sur la pointe des pieds. Elle n'a pas bougé.
Sur le parking de la maison de retraite, j'ai hésité à mettre le disque de Richard Galliano consacré à Nino Rota. Quelques mesures... Non, décidément, je ne pouvais pas l'écouter. Trop de pensées se bousculaient, trop intenses... Sur la route du retour vers Pau, je me suis dit :"Moi aussi, je me parle dans ma tête"...
Mais depuis, son état mental n'a cessé de se dégrader. Quant à son physique, elle "fonctionne" comme un système en équilibre, un corps qui s'alimente peu, mais qui dépense peu d'énergie. Sa vie est une alternance de moments, de plus en plus rares, de lucidité, de délires avec confusions et hallucinations, et de sommeil, dont nul ne peut la faire émerger. Ces moments confus et ces moments de sommeil, je suis maintenant persuadé que ce sont des mécanismes de défense, une façon de supporter encore une vie qui lui est devenue intolérable.
Je rends visite à ma mère deux après-midi par semaine. Lourde contrainte, suirtout au plan affectif, mais un devoir impérieux. Quand elle est lucide, je m'occupe d'elle, comme on dit : son appareil dentaire, ses ongles, ses yeux, ses cheveux, etc, etc... Elle refuse obstinément de boire. Forcément ! Ce que l'on boit, il faut bien le pisser... Heureux celui qui peut pisser sans soucis... et sans aide. La plupart du temps, disons trois fois sur quatre, elle dort. Je lui dis :"Bonjour ! Bonjour ! Tu m'entends ?". Parfois, un mouvement de la main, sa main droite glacée, parfois une mimique entre souffrance et sourire figé. Difficile à interpréter. Je répète ces bonjours de plus en plus fort, mais le plus souvent en vain. Je la quitte ; je demande aux aides-soignants ou aux infirmières de lui dire que je suis venu la voir...
Samedi, alors que j'étais sur le point de partir, elle s'est redressée, elle a ouvert les yeux, difficilement, et puis elle m'a regardé d'un regard que je ne lui connaissais plus. Vif, déterminé, mais bizarre, comme si elle avait du mal à me localiser. Elle m'a dit :"Ne pars pas ! Attends !". C'était étrange. Elle se frottait les mains ; elle les tordait comme pour les nouer l'une à l'autre. Je lui ai dit :"J'ai essayé de te réveiller, mais rien à faire". Elle m'a dit :"Je sais !". J'ai dit : "Ah, bon !". Elle m'a dit : "Oui, je me parlais dans ma tête". Après un instant de silence, elle m'a dit :"Je t'aime, tu sais...". Je lui ai dit :"Bien sûr ! Je le sais !". Elle m'a dit :"Toi aussi tu m'aimes... Je sais que je te rends malheureux... Je sais que tu m'aimes". Je lui ai dit :"Bien sûr que je t'aime"... Elle m'a dit :"Je le sais... C'est pour ça que je te demande de me porter quelque chose...". Quelque chose, mais quoi ? Je lui ai dit : "Quelque chose ? Oui, mais que veux-tu ?". Elle a fixé son regard sur moi, comme incrédule de me voir lui poser cette question. Elle m'a dit : "Quelque chose... Il n'y a qu'à toi que je peux demander ça...". En effet, j'ai compris. Elle m'a dit :"La seule chose que je te demande c'est de ne pas souffrir... Juste que je devienne comme une poupée de son qui se vide". Que dire ? Que répondre ? Je me suis assis près d'elle. J'ai pris ses mains entre mes mains. J'avais l'illusion de pouvoir les réchauffer. Tout à coup, elle a penché sa tête vers son épaule gauche. Elle a fermé les yeux. Elle a respiré profondément, puis tout doucement, régulièrement. J'ai compris qu'elle était ailleurs... Dans ses rêves...
Je suis parti, comme on dit, sur la pointe des pieds. Elle n'a pas bougé.
Sur le parking de la maison de retraite, j'ai hésité à mettre le disque de Richard Galliano consacré à Nino Rota. Quelques mesures... Non, décidément, je ne pouvais pas l'écouter. Trop de pensées se bousculaient, trop intenses... Sur la route du retour vers Pau, je me suis dit :"Moi aussi, je me parle dans ma tête"...
1 commentaires:
A very warm and moving history. It is beautiful, because it is so human. You have a lovely and strong mother. And you are a good son!
Enregistrer un commentaire
Abonnement Publier les commentaires [Atom]
<< Accueil