samedi 11 septembre - il aimait l'accordéon musette
Je l'appelais "Parrain". C'était mon grand-père paternel. J'ai cru pendant longtemps que les grands-pères s'appelaient parrains. Il avait eu vingt ans en 1914. Il avait fait toute la guerre. Il avait connu tous les champs de bataille célèbres. Mais il ne s'en vantait pas. Il avait été blessé deux fois. Il avait été enterré vivant et dégagé assez rapidement pour survivre car sa baïonnette dépassait du sol. Il avait ingurgité tant de tords-boyaux pour se donner du courage que sa tripe l'a tourmenté le reste de sa vie.
Un jour, en parcourant les allées d'un marché aux puces, je suis tombé sur deux photographies-cartes postales où l'on voit des militaires en convalescence dans un hôpital, à Marmande. Les deux images ont été postées le même jour, 21.7.15. L'une commence par "Chère Maman", l'autre par "Très chère Aimée". Mon grand-père est le cinquième en partant de la gauche au premier rang. Dans l'une et l'autre carte il s'excuse de n'avoir pas boutonné sa veste. Après il est reparti au front. D'origine paysanne, il avait fait une grande partie de la Grande Guerre comme estafette. Il me racontait sans gloriole comment la peur le tétanisait quand il devait remonter les tranchées. Il disait les boyaux. Encore et encore de la tripaille. Boucherie. Tripes à l'air. Obscénité.
Comme il s'ennuyait souvent au front, il avait pris l'habitude de couper les cheveux de ses compagnons. Il me disait que ça lui payait le tabac et les extras de gnôle. C'est ainsi qu'àprès la fin de la guerre, il s'était établi coiffeur sur la rive droite, la rive populaire, de la Garonne à Bordeaux. Il n'avait guère le choix, car troisième fils d'une famille de petits vignerons, il ne pouvait espérer aucun héritage. Il avait vite rompu tous liens avec ses frères et soeurs. Il s'était vite marié. Ma grand-mère avait appris la coiffure pour dame avant de se consacrer à son foyer.
"Parrain" donc me coupait les cheveux et ça durait souvent une journée. Il s'occupait de moi en effet entre deux clients et comme il en arrivait toujours de nouveaux, j'attendais en observant et en écoutant. J'admirais les outils de mon grand-père. Ils m'étaient destinés, mais à sa mort on a oublié sa promesse et les outils ont disparu. A mon grand regret. Parfois, je devrais dire souvent, "Parrain" traversait la rue avec ses clients. Ils allaient s'en jeter un petit derrière la cravate au bistrot d'en face.
Le bistrot était tenu par une dame maghrébine, sa fille et son gendre. C'était rare à l'époque, les bistrots tenus par une femme. Elle s'appelait Madame Fathma et sa fille, je crois, Zohra. Du mari, on ne parlait jamais. J'imaginais qu'il voyageait et qu'il faisait sans cesse le tour du monde, sans s'arrêter. En fait, aujourd'hui, j'en suis sûr, il était en taule. Et pour un bail... Parmi les marins de passage que "Parrain" coiffait, il y en avait un qui avait beaucoup de succès dans les bars des quais. Succès auprès des femmes du port qui faisaient les cent pas devant le salon de mon grand-père, auprès des mélomanes aussi. Il avait un accordéon hénaurme et il en jouait à vous tirer toutes les larmes de votre corps. Je ne me rappelle plus ce qu'il jouait, mais je veux croire que c'étaient des valses musettes. "Parrain" le coiffait gratis, tant il admirait son talent. Dans mes souvenirs, il devait jouer une sorte de pot-pourri à géomètrie variable. Les limites de sa virtuosité en faisaient un improvisateur imprévisible et déconcertant. Parfois "Parrain" le foutait dehors, quand le norvégien - je me rappelle à l'instant sa nationalité - buvait dans son dos et d'un trait une bouteille d'eau de Cologne.
A la fin de sa vie, mon grand-père regrettait chaque jour davantage de n'avoir pas eu la légion d'honneur. Il estimait pourtant en être digne. Et je crois qu'il avait raison. Mais il manquait toujours une pièce à son dossier. Il ne suffisait pas de s'être fait trouer la paillasse pour sauver la patrie, il fallait encore pouvoir produire les documents officiels l'attestant. Peu de temps avant sa mort, quelques semaines, il a appris qu'il avait enfin cette légion d'honneur qu'il avait tant désirée. Mais alors, curieusement, prenant conscience du nombre de gens qui l'avaient obtenue sans véritable légitimité, il n'en avait plus envie. Peut-être trouvait-il humiliant d'avoir dû tant attendre cette reconnaissance.
Je pense à "Parrain" parce que je viens de lire un nouvel épisode du feuilleton de l'été : il s'agit d'un parlementaire, aujourd'hui ministre, qui a un jour écrit une lettre de recommandation pour l'attribution de la légion d'honneur à l'employeur de sa femme. Pour quelles raisons cette recommandation ? Pour quelle action d'éclat ? Pour quel comportement honorable et patriotique ? Pour le remercier des dons (en monnaie) qu'il avait faits au parti de ce parlementaire.
"Parrain", au terme de sa vie, n'avait guère d'illusions sur le fonctionnement de la société. Mais je suis content qu'il n'ait pas eu connaissance d'un tel fait. Honneur et patrie ! Mon grand-père aimait l'accordéon musette. Du moins, j'ai plaisir à le croire. Je serais prêt à parier gros que les gens, dont je viens de parler, qui s'échangent entre eux des privilèges sans vergogne, que ces gens-là n'aiment guère l'accordéon, encore moins musette. Ou alors pour s'encanailler et jouer au peuple le temps d'une valse. Une seule, ça suffira.
Un jour, en parcourant les allées d'un marché aux puces, je suis tombé sur deux photographies-cartes postales où l'on voit des militaires en convalescence dans un hôpital, à Marmande. Les deux images ont été postées le même jour, 21.7.15. L'une commence par "Chère Maman", l'autre par "Très chère Aimée". Mon grand-père est le cinquième en partant de la gauche au premier rang. Dans l'une et l'autre carte il s'excuse de n'avoir pas boutonné sa veste. Après il est reparti au front. D'origine paysanne, il avait fait une grande partie de la Grande Guerre comme estafette. Il me racontait sans gloriole comment la peur le tétanisait quand il devait remonter les tranchées. Il disait les boyaux. Encore et encore de la tripaille. Boucherie. Tripes à l'air. Obscénité.
Comme il s'ennuyait souvent au front, il avait pris l'habitude de couper les cheveux de ses compagnons. Il me disait que ça lui payait le tabac et les extras de gnôle. C'est ainsi qu'àprès la fin de la guerre, il s'était établi coiffeur sur la rive droite, la rive populaire, de la Garonne à Bordeaux. Il n'avait guère le choix, car troisième fils d'une famille de petits vignerons, il ne pouvait espérer aucun héritage. Il avait vite rompu tous liens avec ses frères et soeurs. Il s'était vite marié. Ma grand-mère avait appris la coiffure pour dame avant de se consacrer à son foyer.
"Parrain" donc me coupait les cheveux et ça durait souvent une journée. Il s'occupait de moi en effet entre deux clients et comme il en arrivait toujours de nouveaux, j'attendais en observant et en écoutant. J'admirais les outils de mon grand-père. Ils m'étaient destinés, mais à sa mort on a oublié sa promesse et les outils ont disparu. A mon grand regret. Parfois, je devrais dire souvent, "Parrain" traversait la rue avec ses clients. Ils allaient s'en jeter un petit derrière la cravate au bistrot d'en face.
Le bistrot était tenu par une dame maghrébine, sa fille et son gendre. C'était rare à l'époque, les bistrots tenus par une femme. Elle s'appelait Madame Fathma et sa fille, je crois, Zohra. Du mari, on ne parlait jamais. J'imaginais qu'il voyageait et qu'il faisait sans cesse le tour du monde, sans s'arrêter. En fait, aujourd'hui, j'en suis sûr, il était en taule. Et pour un bail... Parmi les marins de passage que "Parrain" coiffait, il y en avait un qui avait beaucoup de succès dans les bars des quais. Succès auprès des femmes du port qui faisaient les cent pas devant le salon de mon grand-père, auprès des mélomanes aussi. Il avait un accordéon hénaurme et il en jouait à vous tirer toutes les larmes de votre corps. Je ne me rappelle plus ce qu'il jouait, mais je veux croire que c'étaient des valses musettes. "Parrain" le coiffait gratis, tant il admirait son talent. Dans mes souvenirs, il devait jouer une sorte de pot-pourri à géomètrie variable. Les limites de sa virtuosité en faisaient un improvisateur imprévisible et déconcertant. Parfois "Parrain" le foutait dehors, quand le norvégien - je me rappelle à l'instant sa nationalité - buvait dans son dos et d'un trait une bouteille d'eau de Cologne.
A la fin de sa vie, mon grand-père regrettait chaque jour davantage de n'avoir pas eu la légion d'honneur. Il estimait pourtant en être digne. Et je crois qu'il avait raison. Mais il manquait toujours une pièce à son dossier. Il ne suffisait pas de s'être fait trouer la paillasse pour sauver la patrie, il fallait encore pouvoir produire les documents officiels l'attestant. Peu de temps avant sa mort, quelques semaines, il a appris qu'il avait enfin cette légion d'honneur qu'il avait tant désirée. Mais alors, curieusement, prenant conscience du nombre de gens qui l'avaient obtenue sans véritable légitimité, il n'en avait plus envie. Peut-être trouvait-il humiliant d'avoir dû tant attendre cette reconnaissance.
Je pense à "Parrain" parce que je viens de lire un nouvel épisode du feuilleton de l'été : il s'agit d'un parlementaire, aujourd'hui ministre, qui a un jour écrit une lettre de recommandation pour l'attribution de la légion d'honneur à l'employeur de sa femme. Pour quelles raisons cette recommandation ? Pour quelle action d'éclat ? Pour quel comportement honorable et patriotique ? Pour le remercier des dons (en monnaie) qu'il avait faits au parti de ce parlementaire.
"Parrain", au terme de sa vie, n'avait guère d'illusions sur le fonctionnement de la société. Mais je suis content qu'il n'ait pas eu connaissance d'un tel fait. Honneur et patrie ! Mon grand-père aimait l'accordéon musette. Du moins, j'ai plaisir à le croire. Je serais prêt à parier gros que les gens, dont je viens de parler, qui s'échangent entre eux des privilèges sans vergogne, que ces gens-là n'aiment guère l'accordéon, encore moins musette. Ou alors pour s'encanailler et jouer au peuple le temps d'une valse. Une seule, ça suffira.
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