mercredi 2 septembre 2009

mercredi 2 septembre - philippe de ezcurra à hendaye : les saisons de piazzolla

Le bonheur est une projection. Un mirage. En tant que tel, je n'imagine pas comment on pourrait le concevoir ; je ne conçois pas comment on pourrait l'imaginer. Il arrive pourtant parfois que l'on ait l'impression d'en saisir quelque fragment ou même d'en esquisser l'expérience. Comme, par exemple, à l'occasion des rencontres musicales d'Hendaye, lors de ce concert donné en l'église Saint Vincent, le 29 août, à 21 heures : "Antonio Vivaldi, Les Quatre Saisons, Violon solo Vanessa Ugarte ; Astor Piazzolla, Les Saisons de Buenos Aires, Bandonéon Philippe de Ezcurra". Pour accompagner les deux solistes, l'ensemble Hondartza : cinq violons, deux alti, deux violoncelles, une contrebasse et un clavecin.
Nous nous sommes engagés sur l'autoroute à Pau vers 16h30. Circulation dense, mais fluide. Nous étions partis plus tôt que prévu - en général, Pau-Hendaye se parcourt en 1h30 - car nous redoutions de rencontrer des bouchons autour de Bayonne. Et, en effet, à l'entrée de Bayonne, un panneau lumineux affiche "bouchons sur 11 kilomètres dans la direction de Bordeaux". On respire, même si l'on n'est pas tout à fait rassuré tant le nombre de camions et de voitures descendant vers l'Espagne est considérable. Des ralentissements, mais pas de bouchons. Circonstances favorables. Une des conditions du bonheur est remplie.

Après avoir situé l'église Saint Vincent - Bixente, dit-on ici - et garé la voiture, après avoir repéré le port au pied d'une rue en pente, nous rejoignons une petite place pleine de charme plantée de tamaris. Sur un banc, deux vieilles femmes discutent en espagnol ; un homme, entre deux âges, s'installe sur un autre banc, il mange un sandwich, boit un coca, puis il se met à lire. Un couple parcourt la place et fait quelques photographies. Plus tard, ils assisteront au concert assis sur le même banc que nous. Un autre couple, disons vingt-cinq ans, a installé deux camping-gaz et tout un matériel de cuisine sur le muret. Lui, torse nu en bermuda de surfer ; elle en robe noire classique, talons aiguilles. Ils sont enveloppés d'odeurs d'épices. Les tamaris sont immobiles. Une vibration lumineuse, un imperceptible tremblement se forme à la surface de l'eau. De l'autre côté de la Bidassoa, l'industrieuse Irun. Impression d'un monde en suspension. Quelque chose comme une intuition de l'éternité.

Nous ouvrons notre glacière. Nous avions presque tout prévu ! Huit petits sandwiches au jambon de Bayonne. Du fromage basque et une salade de fruits. Pour les boissons, nous verrions sur place. Las, après les sandwiches, il faut se rendre à l'évidence : nous avons oublié un couteau. Pire, nous avons oublié les cuillères. Pas de fromage, pas de fruits. Il est maintenant 18h40, nous décidons d'aller boire un coup sur la place de l'église bien pourvue en bistrots. D'abord, un jus de fruits glacé : pêche et abricot. Après, dans un autre bistrot, un café. Vers 17h15, nous décidons de changer de boutique. Philippe discute à la terrasse d'une pizzeria avec quelques musiciennes du groupe Hondartza. On échange quelques mots : il nous dit sa confiance et son enthousiasme. Confiance parce que le groupe répète avec lui depuis une semaine et parce qu'il entend "pour de vrai" ce qu'il avait conçu dans ses arrangements. Confiance parce que le plaisir de jouer ensemble est au rendez-vous. Enthousiasme parce que ce concert a pu être monté et parce qu'il va étrenner le bandonéon qu'il vient d'acquérir : un AA 1937. On sent bien sa tension, mais si j'ose dire on sent une tension sereine.

Vers 20 heures, on boit un verre de blanc à la terrasse d'un troisième bistrot. La patronne nous fait l'éloge du Jurançon. On ne lui dit pas qu'on vient de Pau. Il est sec ; il est bon. Il est temps d'aller prendre les billets et de s'inscrire dans la fille d'attente. Un jeune couple devant nous. Un public plutôt âgé dans l'ensemble. Agé, mais plein d'enthousiasme et d'attentes positives. Vanessa Ugarte et Philippe de Ezcurra, ce sont les enfants prodiges du pays. Au détour des conversations, on entend des propos qui dénotent la fierté de compter de tels musiciens dans le peuple basque.
A 20h59, un dernier coup d'oeil au programme. Le concert commence à l'heure dite. J'apprécie cette politesse. Nous ne sommes guère familiers de musique classique ou baroque ou romantique, nous manquons d'éléments de comparaison, mais l'interprétation des Quatre Saisons de Vivaldi nous enchante. En fait, je suis très sensible à l'homogénéité du groupe, à la rigueur de la soliste, à la précision de l'interprétation. Une heure qui passe comme une seconde. A la fin de la première partie, le public applaudit longuement. Public nombreux : l'église est pleine, y compris les deux balcons de part et d'autre de la nef, balcons traditionnels dans l'architecture des églises basques. Cette disposition des lieux fait que les applaudissements emplissent l'espace. Les onze musiciennes et la soliste sortent en silence et en rang, bien sages, mais dès qu'elles ont franchi la porte de la sacristie explose un cri, cri primal, cri de karatéka, qui dit assez ce qu'a dû être leur tension.



Peu après 22h15, Philippe entre en scène. Applaudissements chaleureux. A sa droite, six violons (les cinq du groupe et Vanessa Ugarte), derrière lui, la contrebasse et les deux alti, à sa gauche, les deux violoncelles. Comment dire ? D'abord, le son du bandonéon. Une netteté, une réactivité extraordinaires. Et puis, le toucher de Philippe. Le son de ce bandonéon, dans cette église, ce soir de fin août, une émotion inoubliable. Il me semble que tous les membres du groupe partagent cette émotion.



L'instrument, en tant qu'objet, est beau. une beauté fonctionnelle. On est à l'opposé absolu des accordéons décorés comme des camions ou des voitures customisées. Cette beauté classique, rigoriste, presque janséniste me plait.



Au fur et à mesure que le concert se déroule, je suis de plus en plus sensible à cette double impression de la perfection de l'écriture et des arrangements, d'une part, et de la fidélité à l'inspiration de Piazzolla, d'autre part. On peut dire que tout le monde retient son souffle, comme pour éviter d'introduire la moindre perturbation dans ce moment de perfection. Fragment, éclat, météorite de bonheur.
Sans parler du comportement de Philippe pour diriger l'exécution des saisons suivant ses arrangements. L'image d'une mécanique parfaitement huilée me vient à l'esprit, mais je la rejette tout de suite, car elle ne rendrait pas compte de la vie de l'interprétation et de l'animation qui la soutient. Il faudrait trouver une métaphore biologique.



L'un des rappels est joué par Philippe et Vanessa. "Lo que vendra". C'est un grand plaisir pour moi d'avoir pu saisir leur échange de regards. Un accord parfait. Fragile, bien sûr, mais parfait.
Il est 22h52.






Après le concert, le groupe, qui s'est joint aux deux solistes pour un troisième rappel, rentre en bon ordre, à pas mesurés, dans la sacristie. A peine la porte franchie par la dernière musicienne, un cri, un cri "hénaurme"... Un cri de karatéka. La musique est un art martial.
Philippe, Vanessa et les membres du groupe Hondartza se mêlent aux spectateurs admiratifs. Il est 23h03. Philippe récupère son bandonéon. On lui fait un petit signe. "A bientôt !"
Comme Pau nous paraissait un peu loin, nous avons décidé de rejoindre Hossegor. La circulation sur l'autoroute est dense, style rodéo. On arrive à la villa vers minuit. Des voitures partout dans les rues. Au loin les échos d'un podium. C'est le festival "Latinossegor" qui bat son plein. On déballe notre fromage et notre salade de fruits. On ouvre deux bières et l'on parle du concert... on en parle... on en parle... jusque vers 2 heures.




Le lendemain, vers 14 heures, on a une petite faim. Mais... tous les restaurants sont pleins. Alors, on se réfugie au fond du lac où nous savons qu'il y a des baraques d'ostréiculteurs, où nous trouverons des huitres et du vin blanc. La lumière est, comme on dit, incandescente. On savoure l'ombre et les huitres d'un même mouvement. "Remettez-nous ça, patron !"



Des enfants, venus du restaurant voisin où une noce entame la phase des chansons grivoises, contemplent les reflets de l'eau en rêvant. On pense à Doisneau.


On pense aussi à Cartier-Bresson et à ses photographies de 1936. Autre fragment de bonheur. un couple de pêcheurs. Il est 14h29.




Une mère inquiète a demandé aux enfants de s'éloigner du quai. Ils se déplacent et entourent les pêcheurs placides. Au loin, une ligne bleue. C'est la Rhune. Les Pyrénées s'enfoncent dans les eaux de l'océan. On croirait voir Hendaye. On devine le clocher de Saint Vincent.


Deux douzaines d'huitres, deux verres de blanc chacun. Tout à coup, il nous semble que l'air s'est chargé de chaleur. On parlerait volontiers de fournaise. On rentre à la villa. On baisse les stores. Une incandescence, comme un métal en fusion, indique que dehors l'air est irrespirable. Il est 15h30.


Le soir, les orages annoncés n'éclateront pas.












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