mercredi 15 décembre - du goût
Il y a quelques jours, j'ai arrêté mon zapping sur "Le cercle", une émission de Canal+ Cinéma consacrée à la critique des films nouveaux. Elle est conçue, réalisée et animée par Frédéric Beigbeder, dont l'humour façon héritier des beaux quartiers m'amuse. Il est entouré de six chroniqueurs, la plupart passionnés et sympathiques, à l'exception de deux d'entre eux, que je ne citerai pas ici, mais qui sont faciles à reconnaitre, car leur souci premier est de paraître à tout propos plus intelligents, plus perspicaces, plus subtils, plus fins que leurs collègues. Parmi ces égaux, deux egos.
Bref, à un certain moment de l'émission, il fut question d'un film dont j'ai oublié le titre, film d'un réalisateur américain, qui est le remake d'un film français. Alors que le chroniqueur qui présentait le film américain manifestait son enthousiasme, l'un de ses collègues, prenant le contre-pied de ses analyses, entreprit d'en montrer toutes les faiblesses. Le film américain dure une demi-heure de plus que le film français. Pour le chroniqueur "négatif", c'est une faiblesse rédhibitoire. Pour le chroniqueur "positif", c'est dans cette longue durée que réside la qualité principale du film. Pour le "négatif", on n'a pas le temps de s'ennuyer en voyant le film français, nerveux, rapide, maniant avec maestria l'ellipse. Pour le "positif", c'est justement la durée étirée du film américain qui en fait tout le sel : on est pris par le suspens, on en sort les nerfs à fleur de peau. Etc... etc...
On l'a compris, l'ellipse est qualité pour l'un, défaut pour l'autre ; la durée est suspense et donc qualité pour l'un, lourdeur et truc insupportable d'ennui pour l'autre. Deux positions inconciliables, d'autant plus qu'au fil de l'échange, on voyait bien que les enjeux s'étaient déplacés. Il ne s'agissait plus de défendre un jugement esthétique ou de fonder des impressions en les argumentant. Il ne s'agissait même pas d'avoir raison, il s'agissait d'avoir le dessus sur l'autre. Et chacun de s'enfermer dans sa position. Ils parlaient ensemble, ne s'écoutaient plus et même leurs voix se croisant plus personne ne pouvait les entendre.
Je me disais, en regardant leurs comportements, qu'ils avaient perdu une bonne occasion de faire évoluer leur jugement et du coup d'augmenter leur capacité de trouver plaisir au spectacle de ces deux films. Loin de moi l'idée de prôner une tolérance molle du type "des goûts et des couleurs, on ne discute pas" ou "tous les goûts sont dans la nature". En fait, ce qui est en jeu ici, c'est la possibilité, écoutant autrui et son argumentation, d'adopter, outre son propre point de vue, un autre regard sur une oeuvre. Il ne s'agit pas de changer d'avis, il ne s'agit pas de renoncer à ses impressions premières ; il s'agit de complexifier son jugement, ses critères de jugement et donc d'augmenter ses capacités de plaisir.
Revenons en effet à nos deux chroniqueurs. Au cours de leur échange, qui a fini par se réduire à deux monologues autistes, chacun s'est de plus en plus crispé sur sa position initiale, un véritable travail d'enfermement et de clôture. Il me semble qu'ils auraient beaucoup gagné à comprendre, l'un, en quoi le caractère elliptique d'un film était une qualité, l'autre, en quoi la durée étirée était une autre qualité. Ils ont préféré la fermeture. Ils ont perdu une bonne occasion de se cultiver, de complexifier leurs critères de jugement et, j'y reviens, de trouver matière à plaisir dans ce qu'ils sont portés immédiatement à rejeter.
Curieusement, cette réflexion m'a donné envie d'écouter à nouveau trois versions de la "Gnossienne n°1" d'Eric Satie :
- "Eric Satie, compositeur de musique, Teodoro Anzellotti, joueur d'accordéon, Sports et divertissements / Winter & Winter, 1998, titre 8
- "Richard Galliano / New York Trio / Ruby, My Dear", 2005? Dreyfus Jazz, titre 5
- "Beltuner", Ici Label, 2005, titre 8.
Trois versions très différentes : majestueuse, classique avec Anzellotti ; nerveuse, en trio jazz - accordéon, batterie, contrebasse -avec Galliano ; festive et manouche avec Beltuner. L'erreur serait, me semble-t-il, de se demander, en privilégiant tel ou tel critère, quelle est la "meilleure", de chercher à établir une hiérarchie, de chercher à les classer et à les mettre en ordre. Le problème, tout au contraire, est d'entrer assez dans chacune de ses oeuvres pour en saisir l'organisation et en reconnaitre les qualités intrinséques. Non pas écouter en arrivant armé de ses critères spontanés, mais écouter pour se donner les critères adéquats à l'oeuvre. Je le répète, il ne s'agit à aucun moment de proposer une attitude de tolérance molle ou de relativité généralisée - c'est ainsi que malgré tous mes efforts, je reste incapable d'apprécier l'accordéon "dents blanches, qui n'est décidément pas ma tasse de thé -, il s'agit d'argumenter cette idée que toute oeuvre, en l'occurrence toute écoute, implique, si l'on veut en tirer le maximum de plaisir, un travail d'élaboration des critères les plus adéquats. Travail sans arrêt remis en jeu. Le contraire d'une écoute armée d'attentes, de critères et de certitudes a priori.
Il faudra que j'approfondisse un peu cette idée, car tout me porte à croire qu'elle ne se réduit pas au jugement esthétique.
Bref, à un certain moment de l'émission, il fut question d'un film dont j'ai oublié le titre, film d'un réalisateur américain, qui est le remake d'un film français. Alors que le chroniqueur qui présentait le film américain manifestait son enthousiasme, l'un de ses collègues, prenant le contre-pied de ses analyses, entreprit d'en montrer toutes les faiblesses. Le film américain dure une demi-heure de plus que le film français. Pour le chroniqueur "négatif", c'est une faiblesse rédhibitoire. Pour le chroniqueur "positif", c'est dans cette longue durée que réside la qualité principale du film. Pour le "négatif", on n'a pas le temps de s'ennuyer en voyant le film français, nerveux, rapide, maniant avec maestria l'ellipse. Pour le "positif", c'est justement la durée étirée du film américain qui en fait tout le sel : on est pris par le suspens, on en sort les nerfs à fleur de peau. Etc... etc...
On l'a compris, l'ellipse est qualité pour l'un, défaut pour l'autre ; la durée est suspense et donc qualité pour l'un, lourdeur et truc insupportable d'ennui pour l'autre. Deux positions inconciliables, d'autant plus qu'au fil de l'échange, on voyait bien que les enjeux s'étaient déplacés. Il ne s'agissait plus de défendre un jugement esthétique ou de fonder des impressions en les argumentant. Il ne s'agissait même pas d'avoir raison, il s'agissait d'avoir le dessus sur l'autre. Et chacun de s'enfermer dans sa position. Ils parlaient ensemble, ne s'écoutaient plus et même leurs voix se croisant plus personne ne pouvait les entendre.
Je me disais, en regardant leurs comportements, qu'ils avaient perdu une bonne occasion de faire évoluer leur jugement et du coup d'augmenter leur capacité de trouver plaisir au spectacle de ces deux films. Loin de moi l'idée de prôner une tolérance molle du type "des goûts et des couleurs, on ne discute pas" ou "tous les goûts sont dans la nature". En fait, ce qui est en jeu ici, c'est la possibilité, écoutant autrui et son argumentation, d'adopter, outre son propre point de vue, un autre regard sur une oeuvre. Il ne s'agit pas de changer d'avis, il ne s'agit pas de renoncer à ses impressions premières ; il s'agit de complexifier son jugement, ses critères de jugement et donc d'augmenter ses capacités de plaisir.
Revenons en effet à nos deux chroniqueurs. Au cours de leur échange, qui a fini par se réduire à deux monologues autistes, chacun s'est de plus en plus crispé sur sa position initiale, un véritable travail d'enfermement et de clôture. Il me semble qu'ils auraient beaucoup gagné à comprendre, l'un, en quoi le caractère elliptique d'un film était une qualité, l'autre, en quoi la durée étirée était une autre qualité. Ils ont préféré la fermeture. Ils ont perdu une bonne occasion de se cultiver, de complexifier leurs critères de jugement et, j'y reviens, de trouver matière à plaisir dans ce qu'ils sont portés immédiatement à rejeter.
Curieusement, cette réflexion m'a donné envie d'écouter à nouveau trois versions de la "Gnossienne n°1" d'Eric Satie :
- "Eric Satie, compositeur de musique, Teodoro Anzellotti, joueur d'accordéon, Sports et divertissements / Winter & Winter, 1998, titre 8
- "Richard Galliano / New York Trio / Ruby, My Dear", 2005? Dreyfus Jazz, titre 5
- "Beltuner", Ici Label, 2005, titre 8.
Trois versions très différentes : majestueuse, classique avec Anzellotti ; nerveuse, en trio jazz - accordéon, batterie, contrebasse -avec Galliano ; festive et manouche avec Beltuner. L'erreur serait, me semble-t-il, de se demander, en privilégiant tel ou tel critère, quelle est la "meilleure", de chercher à établir une hiérarchie, de chercher à les classer et à les mettre en ordre. Le problème, tout au contraire, est d'entrer assez dans chacune de ses oeuvres pour en saisir l'organisation et en reconnaitre les qualités intrinséques. Non pas écouter en arrivant armé de ses critères spontanés, mais écouter pour se donner les critères adéquats à l'oeuvre. Je le répète, il ne s'agit à aucun moment de proposer une attitude de tolérance molle ou de relativité généralisée - c'est ainsi que malgré tous mes efforts, je reste incapable d'apprécier l'accordéon "dents blanches, qui n'est décidément pas ma tasse de thé -, il s'agit d'argumenter cette idée que toute oeuvre, en l'occurrence toute écoute, implique, si l'on veut en tirer le maximum de plaisir, un travail d'élaboration des critères les plus adéquats. Travail sans arrêt remis en jeu. Le contraire d'une écoute armée d'attentes, de critères et de certitudes a priori.
Il faudra que j'approfondisse un peu cette idée, car tout me porte à croire qu'elle ne se réduit pas au jugement esthétique.
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