vendredi 29 janvier 2010

dimanche 31 janvier - un soir chez notre voisin, monsieur L...

Jeudi, nous étions convenus de passer un moment ensemble, ce vendredi, avec notre voisin, monsieur L..., qui avait préparé à notre intention quelques morceaux sur son Castagnari. Après quelques semaines passées chez ses enfants, il avait en effet retrouvé ses pénates et il était impatient de nous faire écouter son programme. Rendez-vous donc à cinq heures. C'est la période des galettes. Il nous offre sa musique ; nous portons un gâteau de saison avec une bouteille de jus de fruits.
Au programme, chansons de marins, polkas, mazurkas, circasiens, valses et pour finir trois variations sur un fandango. En bonus, "Mon amant de Saint-Jean", interprété d'abord sur le Castagnari, puis sur un petit diatonique Maugein, plus limité mais plus léger. En extra-bonus, deux morceaux qui nous sont dédiés : "La valse à Françoise" et "La valse à Michel". Parfois, un doigt de la main droite "accroche" un peu par manque de souplesse, mais l'exercice de l'accordéon est aussi une manière de lui conserver sa dextérité.

Monsieur L... a quatre-vingt-dix ans. Il vit seul. Tous les jours il sort son monospace pour aller faire ses courses. Une femme de ménage vient trois fois par semaine s'occuper de la maintenance de la maison. Avant de venir avec Françoise chez monsieur L... pour assister à son concert privé, mon père m'a téléphoné de sa maison de retraite à Nay. Il a le même âge que notre voisin. Il ne joue d'aucun instrument. Il se déplace avec un déambulateur. C'est son doudou. Souvent en effet, il l'oublie et cela ne l'empêche pas de se déplacer. C'est pourquoi je pense que la fonction de ce déambulateur est d'abord symbolique. Un objet transitionnel, une manière de montrer à ma mère, clouée dans un fauteuil roulant, que lui aussi est invalide. Mon père m'a téléphoné, car "on lui a volé les euros qu'il gardait dans son porte-monnaie". J'ai essayé de le "piloter" pour contrôler si vraiment ce vol était avéré. Il m'assure qu'il a vérifié partout. "On lui a volé...". Ce soir, en rentrant de chez monsieur L..., j'apprendrai qu'il a retrouvé ses billets, mais déjà il ne se rappelle plus où... Mon père est à la chambre 14, ma mère à la 73. Il est persuadé qu'elle est au premier étage et lui au rez-de-chaussée, alors que c'est l'inverse et qu'un regard à travers les fenêtres permettrait de rétablir l'ordre des choses. Du coup, quand il appelle l'ascenseur, qui arrive au premier, et qu'il appuie sur "1", il se retrouve à l'ouverture des portes à son point de départ. Mais il ne s'en rend pas compte. Alors il erre dans les couloirs, jusqu'à ce qu'une bonne âme, attentive à son comportement de zombie, veuille bien le guider jusqu'à la chambre de ma mère.

La mémoire de monsieur L... est impressionnante. Elle parait être inépuisable. Quelques tâtonnements pour retrouver la mélodie et le doigté ; quelques essais pour retrouver l'habileté et la cadence ad hoc... Au fil des minutes, la fatigue se fait plus lourde. Il est temps d'aller à la cuisine partager la galette et préparer du thé. Finalement, nous ne débouchons pas le jus de fruits.


Nous parlons un peu d'accordéon. Monsieur L... nous parle de sa famille : tous musiciens ou presque tous. De fil en aiguille ou plutôt en zigzagant du coq à l'âne, nous parlons de la guerre de 14-18, des souvenirs des récits de son père et de mon grand-père. Je me rappelle encore aujourd'hui ces hommes, adultes estropiés ou défigurés, ces rescapés de Verdun, qui ont hanté mon enfance. Je me souviens des guérites où d'anciens combattants vendaient des billets de loterie nationale. Ces guérites, ces billets sont ad vitam aeternam associés à la loterie des "gueules cassées". Nous parlons aussi de 39-45, de sa drôle de guerre, des images qui l'émeuvent encore de l'exode à la frontière belge ou de son entrée à Fribourg. Je lui dis que je n'arrive pas à me représenter de telles horreurs. Que c'est pour moi inimaginable. Il me dit que ce n'est pas possible d'imaginer les gens hachés par les attaques aériennes.
Il est temps de traverser la rue, de retrouver notre maison, de faire réchauffer de la soupe et de fermer les volets. La galette était très bonne. Ce soir, ce sera notre repas. Vers minuit, c'est sûr, on aura une petite faim, on sortira le saucisson et le jambon de Bayonne. Avec un verre de rouge.
J'en suis certain, à l'heure qu'il est, monsieur L... a déjà commencé à penser à notre prochain concert.



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