samedi 12 mars - de la philosophie... et après...
Je me rappelle. Mon père, qui était dépourvu de diplômes, ce qui ne l'a pas empêché de gravir, comme on dit, un à un les degrés de la promotion sociale, jusqu'à la position de cadres, n'avait de cesse, repas après repas, de fustiger les fonctionnaires, toujours trop payés et trop protégés par un Etat-providence bien trop indulgent à leur égard. C'était déjà du Sarkozy avant la lettre. Ma mère était fonctionnaire au ministère de anciens combattants. Elle gérait et payait les pensions de types qui avaient dégusté au cours des deux guerres. Parfois, au sortir de l'école, j'allais la retrouver dans son bureau. J'ai vu défiler des estropiés, des gueules cassées, des hommes encore jeunes mutilés et esquintés pour le restant de leurs jours. J'ai compris que la guerre, ce n'était pas héroïque ; j'ai pris très tôt conscience que c'était dégueulasse. Mon père critiquait chaque jour les fonctionnaires, comme d'autres font leur prière quotidienne, mais il trouvait rassurant que le salaire de ma mère tombe régulièrement chaque mois. Pour lui, il n'était de carrière concevable que dans le privé et de préférence dans un métier dont les résultats sont patents. Il vendait des fruits et des légumes en gros.
C'est pourquoi, après le bac, après deux années en hypokhâgne puis en khâgne, au lycée Montaigne à Bordeaux, j'ai décidé de "faire de la philosophie", formation qui me destinait tout naturellement à devenir prof, donc fonctionnaire. C'est à ce moment-là, je crois, que mon père a renoncé à me comprendre et moi à lui expliquer les raisons de mon choix de vie. Sans doute, pour qu'on se rejoigne, aurait-il fallu la médiation d'un psychanalyste.
Et puis (je passe sur quelques épisodes de mon existence, qui n'ont pas ici d'intérêt explicatif, même s'ils ont été essentiels dans ma vie, comme mon mariage avec Françoise : nous avions tout juste vingt ans) j'ai vite compris, ayant terminé mes études, que l'enseignement de la philosophie en lycée était une tâche impossible. Comment en effet initier des jeunes gens ou des jeunes filles à la réflexion critique l'année même où il fallait les aider à passer le bac et à obtenir la meilleure note possible ? Socrate ou faiseur de bacheliers ?
Mais e n'est pas tout. Un jour, je ne saurais dire pourquoi, relisant une phrase célèbre de Hegel dans sa Philosophie du Droit, j'ai compris que la philosophie, ça n'était pas pour moi, que sa pratique, et pas seulement son enseignement, était une activité impossible. Cette phrase était celle-ci :
“Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol.”
En d'autres termes, c'est quand des phénomènes historiques arrivent à leur terme, au moment où leur sens s'épuise et où, en fait, ils sont déjà dépassés par d'autres événements et par le cours vivant de l'Histoire, que la philosophie, se retournant vers ce qui s'est passé, devient capable d'en donner le sens. Cours camarade philosophe, l'Histoire concrète va plus vite que toi. Le philosophe, par essence, c'est le type qui a toujours un métro de retard. C'est le type qui avance les yeux fixés sur son rétroviseur. Attention ! Froid derrière, mais chaud devant !
Là-dessus, mon parcours existentiel a croisé Mai 68. J'avais vingt-cinq ans. C'est pourquoi, d'ici quelques jours, je pourrai à bon droit me qualifier de soixante-huitard. J'ai vu comment la philosophie pouvait se confondre avec la rhétorique, j'ai compris qu'elle pouvait devenir discours interminable et souvent minable, tout court. Alors, comme on dit, je me suis spécialisé en sciences humaines et j'ai vite compris que celles-ci n'étaient pas de vraies sciences, et qu'en tout cas elles étaient souvent peu humaines, s'efforçant par souci et par obsession de scientificité de mettre entre parenthèses ce qui est proprement humain dans nos comportements. Mais cela ne m'a pas empêché d'aider efficacement beaucoup de gens à se former aux carrières d'enseignants ou de consultants, précisément d'auditeurs. J'en suis content.
Et puis, la retraite étant venue, j'ai décidé de me passionner pour l'accordéon dans tous ses états, y compris le bandonéon, et c'était une bonne idée, car c'est pour moi une source inépuisable de satisfactions. Plaisir de l'écoute, plaisir de rencontres, plaisir de mettre mes émotions en mots ou en photos, faute de savoir les mettre en musique.
C'est pourquoi, après le bac, après deux années en hypokhâgne puis en khâgne, au lycée Montaigne à Bordeaux, j'ai décidé de "faire de la philosophie", formation qui me destinait tout naturellement à devenir prof, donc fonctionnaire. C'est à ce moment-là, je crois, que mon père a renoncé à me comprendre et moi à lui expliquer les raisons de mon choix de vie. Sans doute, pour qu'on se rejoigne, aurait-il fallu la médiation d'un psychanalyste.
Et puis (je passe sur quelques épisodes de mon existence, qui n'ont pas ici d'intérêt explicatif, même s'ils ont été essentiels dans ma vie, comme mon mariage avec Françoise : nous avions tout juste vingt ans) j'ai vite compris, ayant terminé mes études, que l'enseignement de la philosophie en lycée était une tâche impossible. Comment en effet initier des jeunes gens ou des jeunes filles à la réflexion critique l'année même où il fallait les aider à passer le bac et à obtenir la meilleure note possible ? Socrate ou faiseur de bacheliers ?
Mais e n'est pas tout. Un jour, je ne saurais dire pourquoi, relisant une phrase célèbre de Hegel dans sa Philosophie du Droit, j'ai compris que la philosophie, ça n'était pas pour moi, que sa pratique, et pas seulement son enseignement, était une activité impossible. Cette phrase était celle-ci :
“Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol.”
En d'autres termes, c'est quand des phénomènes historiques arrivent à leur terme, au moment où leur sens s'épuise et où, en fait, ils sont déjà dépassés par d'autres événements et par le cours vivant de l'Histoire, que la philosophie, se retournant vers ce qui s'est passé, devient capable d'en donner le sens. Cours camarade philosophe, l'Histoire concrète va plus vite que toi. Le philosophe, par essence, c'est le type qui a toujours un métro de retard. C'est le type qui avance les yeux fixés sur son rétroviseur. Attention ! Froid derrière, mais chaud devant !
Là-dessus, mon parcours existentiel a croisé Mai 68. J'avais vingt-cinq ans. C'est pourquoi, d'ici quelques jours, je pourrai à bon droit me qualifier de soixante-huitard. J'ai vu comment la philosophie pouvait se confondre avec la rhétorique, j'ai compris qu'elle pouvait devenir discours interminable et souvent minable, tout court. Alors, comme on dit, je me suis spécialisé en sciences humaines et j'ai vite compris que celles-ci n'étaient pas de vraies sciences, et qu'en tout cas elles étaient souvent peu humaines, s'efforçant par souci et par obsession de scientificité de mettre entre parenthèses ce qui est proprement humain dans nos comportements. Mais cela ne m'a pas empêché d'aider efficacement beaucoup de gens à se former aux carrières d'enseignants ou de consultants, précisément d'auditeurs. J'en suis content.
Et puis, la retraite étant venue, j'ai décidé de me passionner pour l'accordéon dans tous ses états, y compris le bandonéon, et c'était une bonne idée, car c'est pour moi une source inépuisable de satisfactions. Plaisir de l'écoute, plaisir de rencontres, plaisir de mettre mes émotions en mots ou en photos, faute de savoir les mettre en musique.
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