vendredi 4 mars - l'orphéon
En parcourant les pages des "Echos" du dernier numéro de la revue "Accordéon & accordéonistes", mon regard s'est arrêté sur une photographie et son commentaire. La photographie est celle de Camille Privat, tout sourire. Immédiatement sympathique. Le commentaire dit ceci :" Le 12 février; l'Ecole musicale des cheminots de Rennes et l'association j'ai deux notes à vous dire ont uni leurs efforts pour présenter ensemble un concert d'accordéon...".
Comme si mon enfance remontait à la surface, en lisant ces quelques mots j'ai senti une émotion venue de loin. Je me souviens... Quelques années après la fin de la guerre, nous habitions à Bègles, banlieue populaire de Bordeaux. A quelques pas de la barrière de Bègles, rue Anatole France. Le tramway passait au bout de la rue. J'allais à l'école Paul Bert. En face de la maison que louaient mes parents, il y avait l'école des bonnes-soeurs, avec de hauts murs et une cloche aux sonorités plutôt acides et aigrelettes. Un peu plus loin, le marchand de poulets, de lapins et autres gibiers. Un peu plus loin encore, le bistrot. Je me rappelle son nom : Cauby. Il était le seul dans le quartier, hormis le médecin, à posséder une voiture, une Peugeot. Au bout de la rue, près des boulevards séparant d'une frontière définitive Bordeaux et sa banlieue, il y avait le salon de coiffure de mon grand-père, ses fauteuils, ses outils, ses miroirs. En face, un autre bistrot.
Pour aller à l'école, nous étions toujours une bande de gamins. Nous nous échangions des billes ou des numéros de "L'Intrépide" ou d'autres trèsors perdus par ma mémoire. Il y avait peu de boutiques sur le parcours, mais beaucoup de maisons basses, collées les unes aux autres : une porte donnant sur un couloir, une fenêtre de part et d'autre, deux ou trois marches formant le seuil. C'était le quartier des ouvriers de la gare. Une sorte d'aristocratie de travailleurs manuels : menuisiers, électriciens, ajusteurs-fraiseurs, etc... Ils allaient à leur travail, on disait : "aux ateliers" à bicyclette. Je ne me souviens pas avoir vu la moindre moto. Ne parlons pas de voiture, ne serait-ce qu'une 4 cv. Ils faisaient leur carré de jardin, surtout des légumes : salades, pommes de terre, tomates, haricots verts. Ils étaient supporters des "Girondins de Bordeaux" pour le foot et du "C.A. Béglais", le club des radis de Bègles, pour le rugby.
Beaucoup d'entre eux faisaient partie d'une association, dont le nom m'échappe, mais qui aurait pu s'appeler "L'Ecole musicale des cheminots de Bègles". Quand l'un de ses membres venait se faire coiffer chez mon grand-père, celui-ci l'accueillait par ses mots : "Tiens ! Voilà l'orphéon !". Ce mot me ravissait. J'étais troublé certes par le fait que tous ces gens avaient le même nom, l'orphéon, mais il était si joli que sa poésie me suffisait. Voilà pourquoi cet écho, auquel je faisait allusion au début de ce post, m'a ému, disons, m'a rempli d'émotion.
Parmi les membres de l'orphéon - on appellera ainsi leur association -, il y avait monsieur Sempietro, qui jouait de l'accordéon. Etant donné son nom, je devrais parler plus exactement de fisarmonica. J'ignorais alors ce mot et je ne comprenais pas pourquoi, au bistrot, on l'appelait "macaroni". Il y avait aussi un certain monsieur Chao, qui jouait, je crois, du trombone. Souvent, dans les conversations, toujours au bistrot - j'ai reçu une bonne éducation ! -, quand il ne comprenait pas bien ce qu'on lui disait, il y avait toujours quelqu'un pour dire :"C'est normal, Chao, il a les portugaises ensablées". Et les autres, pliés de rire. Et moi aussi, même si je ne comprenais pas la subtile allusion à son origine. Ah ! J'allais oublier un certain monsieur Grabowski. Son père avait été mineur, lui aussi... mais la guerre, l'exode, le repli en zone sud... Bref, il était, je crois, chargé de l'entretien mécanique des aiguillages. Il regrettait, étant donné son métier et ses doigts boursouflés, de ne plus pouvoir jouer ni du piano, ni du violon. Il jouait de la batterie. Les gens l'appelaient "Polak". Pourtant il s'appelait Grabowski. Ce jeu de noms me troublait. J'imaginais qu'il s'agissait de noms de codes et que l'orphéon devait être une sorte de société secrète. Et en effet, ils jouaient parfois dans le quartier, pour les fêtes de la gare ou dans le cadre de rencontres avec d'autres orphéons, et alors on pouvait les voir et les écouter, mais la plupart du temps ils s'enfermaient pour répèter. C'était donc bien une société secrète.
Et puis, sur le chemin de l'école, il y avait une toute petite boutique, celle d'un cordonnier, monsieur Saura. Je savais qu'il était d'origine espagnole. Petit, brun de visage, les cheveux noirs brillants, comme peignés avec du cirage, il nous fascinait. Il faisait partie des choeurs du Grand-Théâtre. Il travaillait quasiment sur le trottoir. On échangeait trois mots. Souvent il chantait, mais il s'arrêtait pour nous parler et nous demander ce que nous faisions à l'école. On a dû, je pense, lui confier quantité de secrets. Parfois, il continuait à chanter. On le laissait à son chant. De lui, j'ai retenu deux mots pleins de mystère : "Carmen" et "La Traviata". J'ai encore dans l'oreille la manière dont il prononçait ces deux mots.
Sempietro, Chao, Grabowski, Saura... Je m'en rends compte maintenant, j'ai grandi dans un drôle d'environnement, où personne ne se posait explicitement la question de l'identité nationale. Est-ce que cette absence de réflexion m'a manqué ? Je n'en ai pas le sentiment. Et puis, tout de même, le marchand de volailles s'appelait Durand... Attendrez ! Non ! pas Durand, avec un d, mais, je revois encore son nom sur la devanture de sa boutique, Duran. Duran, c'est tout !
Voilà pourquoi ces quelques mots :"Le 12 février, l'Ecole musicale des cheminots de Rennes et l'association j'ai deux notes à vous dire ont uni leurs efforts pour présenter ensemble un concert d'accordéon", voilà pourquoi l'émotion m'a saisi en lisant en ces mots.
Comme si mon enfance remontait à la surface, en lisant ces quelques mots j'ai senti une émotion venue de loin. Je me souviens... Quelques années après la fin de la guerre, nous habitions à Bègles, banlieue populaire de Bordeaux. A quelques pas de la barrière de Bègles, rue Anatole France. Le tramway passait au bout de la rue. J'allais à l'école Paul Bert. En face de la maison que louaient mes parents, il y avait l'école des bonnes-soeurs, avec de hauts murs et une cloche aux sonorités plutôt acides et aigrelettes. Un peu plus loin, le marchand de poulets, de lapins et autres gibiers. Un peu plus loin encore, le bistrot. Je me rappelle son nom : Cauby. Il était le seul dans le quartier, hormis le médecin, à posséder une voiture, une Peugeot. Au bout de la rue, près des boulevards séparant d'une frontière définitive Bordeaux et sa banlieue, il y avait le salon de coiffure de mon grand-père, ses fauteuils, ses outils, ses miroirs. En face, un autre bistrot.
Pour aller à l'école, nous étions toujours une bande de gamins. Nous nous échangions des billes ou des numéros de "L'Intrépide" ou d'autres trèsors perdus par ma mémoire. Il y avait peu de boutiques sur le parcours, mais beaucoup de maisons basses, collées les unes aux autres : une porte donnant sur un couloir, une fenêtre de part et d'autre, deux ou trois marches formant le seuil. C'était le quartier des ouvriers de la gare. Une sorte d'aristocratie de travailleurs manuels : menuisiers, électriciens, ajusteurs-fraiseurs, etc... Ils allaient à leur travail, on disait : "aux ateliers" à bicyclette. Je ne me souviens pas avoir vu la moindre moto. Ne parlons pas de voiture, ne serait-ce qu'une 4 cv. Ils faisaient leur carré de jardin, surtout des légumes : salades, pommes de terre, tomates, haricots verts. Ils étaient supporters des "Girondins de Bordeaux" pour le foot et du "C.A. Béglais", le club des radis de Bègles, pour le rugby.
Beaucoup d'entre eux faisaient partie d'une association, dont le nom m'échappe, mais qui aurait pu s'appeler "L'Ecole musicale des cheminots de Bègles". Quand l'un de ses membres venait se faire coiffer chez mon grand-père, celui-ci l'accueillait par ses mots : "Tiens ! Voilà l'orphéon !". Ce mot me ravissait. J'étais troublé certes par le fait que tous ces gens avaient le même nom, l'orphéon, mais il était si joli que sa poésie me suffisait. Voilà pourquoi cet écho, auquel je faisait allusion au début de ce post, m'a ému, disons, m'a rempli d'émotion.
Parmi les membres de l'orphéon - on appellera ainsi leur association -, il y avait monsieur Sempietro, qui jouait de l'accordéon. Etant donné son nom, je devrais parler plus exactement de fisarmonica. J'ignorais alors ce mot et je ne comprenais pas pourquoi, au bistrot, on l'appelait "macaroni". Il y avait aussi un certain monsieur Chao, qui jouait, je crois, du trombone. Souvent, dans les conversations, toujours au bistrot - j'ai reçu une bonne éducation ! -, quand il ne comprenait pas bien ce qu'on lui disait, il y avait toujours quelqu'un pour dire :"C'est normal, Chao, il a les portugaises ensablées". Et les autres, pliés de rire. Et moi aussi, même si je ne comprenais pas la subtile allusion à son origine. Ah ! J'allais oublier un certain monsieur Grabowski. Son père avait été mineur, lui aussi... mais la guerre, l'exode, le repli en zone sud... Bref, il était, je crois, chargé de l'entretien mécanique des aiguillages. Il regrettait, étant donné son métier et ses doigts boursouflés, de ne plus pouvoir jouer ni du piano, ni du violon. Il jouait de la batterie. Les gens l'appelaient "Polak". Pourtant il s'appelait Grabowski. Ce jeu de noms me troublait. J'imaginais qu'il s'agissait de noms de codes et que l'orphéon devait être une sorte de société secrète. Et en effet, ils jouaient parfois dans le quartier, pour les fêtes de la gare ou dans le cadre de rencontres avec d'autres orphéons, et alors on pouvait les voir et les écouter, mais la plupart du temps ils s'enfermaient pour répèter. C'était donc bien une société secrète.
Et puis, sur le chemin de l'école, il y avait une toute petite boutique, celle d'un cordonnier, monsieur Saura. Je savais qu'il était d'origine espagnole. Petit, brun de visage, les cheveux noirs brillants, comme peignés avec du cirage, il nous fascinait. Il faisait partie des choeurs du Grand-Théâtre. Il travaillait quasiment sur le trottoir. On échangeait trois mots. Souvent il chantait, mais il s'arrêtait pour nous parler et nous demander ce que nous faisions à l'école. On a dû, je pense, lui confier quantité de secrets. Parfois, il continuait à chanter. On le laissait à son chant. De lui, j'ai retenu deux mots pleins de mystère : "Carmen" et "La Traviata". J'ai encore dans l'oreille la manière dont il prononçait ces deux mots.
Sempietro, Chao, Grabowski, Saura... Je m'en rends compte maintenant, j'ai grandi dans un drôle d'environnement, où personne ne se posait explicitement la question de l'identité nationale. Est-ce que cette absence de réflexion m'a manqué ? Je n'en ai pas le sentiment. Et puis, tout de même, le marchand de volailles s'appelait Durand... Attendrez ! Non ! pas Durand, avec un d, mais, je revois encore son nom sur la devanture de sa boutique, Duran. Duran, c'est tout !
Voilà pourquoi ces quelques mots :"Le 12 février, l'Ecole musicale des cheminots de Rennes et l'association j'ai deux notes à vous dire ont uni leurs efforts pour présenter ensemble un concert d'accordéon", voilà pourquoi l'émotion m'a saisi en lisant en ces mots.
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