mardi 5 janvier 2010

mercredi 6 janvier - à propos de mon intérêt pour esszencia

Je me suis souvent référé dans ce blog à deux notions du jugement esthétique conçues par Roland Barthes et explicitées dans son ouvrage sur la photographie :"La chambre claire - note sur la photographie", publié par Gallimard / Seuil dans la collection "Cahiers du cinéma", à savoir les notions de studium et de punctum. Ces deux notions font partie de mon outillage intellectuel de base pour comprendre le plaisir que j'éprouve à l'écoute de certains morceaux sur cd ou en concert.

Dans cet ouvrage en effet, Roland Barthes s'interroge, disons dans une perspective phénoménologique, sur l'origine de l'intérêt tout particulier qu'il éprouve à la contemplation de certaines photographies. Son analyse le conduit très vite à repèrer que le plaisir que lui donne cette contemplation résulte de la présence, de la co-présence, dit-il, de deux éléments hétérogènes, en ce sens qu'ils appartiennent à deux mondes différents. Le premier élément relève du monde de l'information. C'est ainsi que l'intérêt suscité par nombre de photographies vient de ce que celles-ci m'apportent une information sur ce qu'elles représentent. Elle m'apprennent quelque chose. Elles m'informent. En cela réside tout leur intérêt. Mais s'il n'y a que cela, mon intérêt reste moyen, sans plus d'affect que cela. Je reste un peu à l'extérieur. On pourrait parler, pour désigner ces photographies, de témoignages. Roland Barthes désigne cet intérêt par le terme de studium. Mais, parmi ces photographies, certaines, de surcroît, me touchent particulièrement. Quelque chose, en elles, ce peut être un détail, me frappe au corps et au coeur. Comme une flèche. Si j'osais prolonger la pensée de Barthes, je dirais que de ce coup, qu'il désigne par le mot de punctum, on ne se remet jamais. Cette piqure ressentie ici et maintenant est à jamais inscrite dans notre personne même. Je pense à telle photographie de Cartier-Bresson ou de Doisneau, à tel dessin de Picasso, à telle pièce de Galliano. Je préfère le mot pièce à celui de morceau, car dans mon imaginaire il connote une composition d'ensemble que je ne reconnais pas dans le terme morceau. En tout cas, quand on a senti ce choc, c'est pour la vie. Pour l'éternité quoi ! Pour le sentir, il faut, me semble-t-il que d'une certaine façon l'on se reconnaisse dans la représentation à laquelle on se confronte. Une sorte de recontre avec soi-même.

Cette analyse donc fait partie de mon équipement intellectuel et je m'y réfère chaque fois qu'en écoutant de l'accordéon, je me sens comme saisi d'émotion. "Qu'est-ce qui m'intéresse à ce point ? Qu'est-ce qui me touche de cette manière ?". Armé de ces deux questions, j'essaie souvent de remonter le cours de mon plaisir et je trouve la plupart du temps que ce cheminement m'ouvre des horizons explicatifs assez éclairants.

C'est ainsi que j'ai procédé après avoir écouté plusieurs fois "Esszencia" sans qu'à aucun moment mon intérêt et mon plaisir ne faiblissent. Intérêt pour le livret explicatif et descriptif concernant les vins sélectionnés, intérêt pour le schéma d'aide à l'écoute, intérêt pour la mise en correspondance des vins et des sons, etc... Toutes informations qui contribuent à construire le plaisir de l'écoute, mais qui en tant que telles ne sauraient suffire à fabriquer une oeuvre artistique. A ce moment du parcours esthétique auquel on est convié, on est encore dans un monde conceptuel. Disons intellectuel. Mais là où l'on change de monde pour accèder au plan artistique (du point de vue de la création) ou esthétique (du point de vue de la contemplation), c'est en étant saisi par les surprises de la composition ou des improvisations, par une impression paradoxale de surprise et d'évidence : on ne s'attendait pas à écouter ça, mais pourtant, c'est évident, c'est comme ça que ça devait être. En termes d'analyse donc, studium et punctum.

Mais, en l'occurrence, mon analyse m'a conduit un peu plus loin, en tout cas plus loin que je ne l'avais imaginé. En lisant les notes de présentation d'"Esszencia", j'ai compris que j'avais affaire à un projet au sens le plus complet du terme : une idée (intention, visée), et des moyens (plans, ressources) mobilisés pour la réaliser effectivement. Cette prise de conscience est pour moi d'une grande importance, car je dispose dorénavant de trois notions et pas seulement des deux empruntées à Barthes pour essayer de comprendre d'où procède le plaisir que je peux éprouver. Je comprends bien en effet que cette reconnaissance d'un projet est une composante fondamentale de ce plaisir. Je pense par exemple à tel ou tel album de Galliano ou de Mille, je pense à tel concert comme "Mare Nostrum" à Gaveau ou "Luz Negra" ou encore "Love Day"... Je pense à telles expositions de peinture comme, dernièrement, celle de François Dilasser à Bordeaux... Je pense à des expositions de photographies de Cartier-Bresson, de Sander, de Riboud ou encore de Diane Arbus... A contrario, mais je ne citerai pas de cas, je trouve que lorsqu'on a le sentiment par exemple d'avoir affaire à un album fait de pièces et de morceaux disparates ou à une exposition sans fil directeur, eh bien ça gâte le plaisir.

En conclusion, je suis bien content d'avoir ainsi, par l'intermédiaire d'"Esszencia", complété et approndi mon petit équipement critique et analytique, qui se compose maintenant de trois notions : studium, punctum et projet.

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