dimanche 3 octobre 2010

lundi 4 octobre - elle n'aimait que l'opéra

J'étais en train d'écouter le "Chopin" du Motion Trio, dont je saisis de mieux en mieux la complexité dans le jeu des trois accordéons - je les identifie individuellement de plus en plus distinctement - et où je reconnais de mieux en mieux Chopin, quand mon regard s'est porté sur la pochette du disque. Je ne saurais dire pourquoi, mais tout à coup, comme en surimpression, m'est apparue l'image de ma grand-mère maternelle. Je l'appelais "Mané".  Elle a toujours vécu avec mes parents. Je ne peux pas dire qu'elle m'a élevé, mais elle a toujours été présente à mes retours de l'école. Elle me faisait goûter. Je me rappelle aussi qu'elle cuisinait, assez mal, qu'elle faisait a peu près tout le repassage, fort bien, et quelle a perdu à peu près tout pouvoir quand des femmes de ménage l'ont progressivement remplacée. Elle s'est alors de plus en plus isolée dans sa chambre.

Elle aimait les fleurs. Elle faisait de beaux bouquets. Elle y passait l'après-midi. Elle aimait les lys. C'est sans doute cette fleur qui m'a fait penser à elle alors que je regardais la couverture de "Chopin".


Je me rends compte que j'ai peu de souvenirs visuels de ma grand-mère. Je le regrette. J'aimais son caractère romanesque. D'une famille d'origine rurale, qui avait émigré à Bordeaux, où son père s'était établi comme artisan ébéniste, elle avait épousé un lointain cousin beaucoup plus âgé qu'elle. Il était ingénieur. Il bâtissait des ponts à la manière d'Eiffel ; il a fait sa carrière en Indochine, où il est mort d'une mauvaise fièvre. Elle a vécu à Saigon et à Hanoï. Elle avait des roseraies magnifiques. Et beaucoup de boys, comme elle disait, pour entretenir ses jardins, pour faire la cuisine, le ménage et le reste. Elle avait été la première à porter un pantalon. C'était, me disait-elle, le plus commode pour faire du vélo dans les allées de ses résidences.

Elle avait fait à quatre reprises le voyage de Marseille à l'Indochine, en passant par le canal de Suez et par Colombo. Quand elle était en France, elle "se languissait" de l'Indochine et vice-versa. Elle suggérait, sans insister, que ces voyages au long cours étaient pleins d'aventures. De toutes sortes. Je n'ai jamais su exactement ce qu'elle appelait "aventures". Elle ne doutait de rien. C'est ainsi par exemple qu'elle avait raturé sa carte d'identité pour se rajeunir de dix ans. Ce détail lui paraissait sans importance. Elle ne comprenait pas pourquoi un commissaire de police, qui avait arrangé l'affaire, en faisait tant d'histoires.

Elle avait été assez grande, mais au fil des ans elle s'était tassée. Elle avait les cheveux très blancs, le teint pâle et les yeux d'un bleu presque transparent. Dans sa chambre aux volets mi-clos elle lisait, lisait, lisait... Elle aimait "Vieuzit" (Max du Veuzi) et "Guy des Gares" (Guy des Cars). Intrigues sentimentales. De l'écriture au kilomètre. Elle faisait brûler des bâtonnets d'encens en permanence sur la cheminée de sa chambre ; elle aimait le parfum des roses et la forme des lys. Les femmes de ménage lui procurait de l'éther, qu'elle versait en abondance sur ses mouchoirs, qu'elle avait à portée de main et qu'elle tenait sous son nez en permanence. Le soir, très tard, car elle redoutait le sommeil comme la mort, elle s'endormait le visage recouvert d'un mouchoir fin imbibé de l'incolore liquide aux vertus hypnotiques. 

Elle avait ramené d'Indochine des boites de photographies sur verre. Des photographies en couleurs dont la qualité m'étonnait. Des clichés stéréostopiques. Elle avait conservé des cartes postales des paquebots qu'elle avait connus. Ces images me faisaient rêver. Elle n'aimait de la musique que l'opéra. Elle en écoutait pratiquement sans arrêt. Elle avait possédé un grand nombre de 78 tours, mais avec le temps il était de plus en plus difficile de les écouter, tant leur surface s'était dégradée, si bien que mes parents lui avait offert une sorte d'anthologie de 13 LPs, que j'ai retrouvé dans leur villa, à Baliros, mais dont il manque le livret.      




Dans les dernières années de sa vie, nous habitions à Bordeaux dans un quartier populaire, près des Capucins, le marché de gros des viandes,  fruits et légumes. Sa chambre était contiguë à la mienne. Nos fenêtres donnaient sur une petite rue pavée où passaient dans un bruit de ferraille les charrettes des marchandes des quatre saisons. De l'autre côté de la rue, il y avait sur deux étages un hôtel de passes tenu par un asiatique. Elle disait un indochinois. Tout le monde l'appelait le Mogue. On aurait dit un bouddha. Les fenêtres de cet hôtel, sans rideaux, étaient comme les images d'un film interdit aux moins de 16 ans. Je me suis toujours demandé si derrière ses volets mi-clos elle lisait ou si elle se faisait son cinéma. 

Quand elle est morte, une mort annoncée, je suis resté deux heures près d'elle. Je n'ai cessé de lui parler. Je ne lui ai pas dit ma tristesse ; je ne lui ai pas parlé des souvenirs qui me venaient à l'esprit ; je ne l'ai pas remerciée du soin qu'elle avait pris pour moi. Non, je lui ai parlé de choses et d'autres, de banalités, pour que son départ ne lui apparaisse pas comme un événement malheureux. Qu'elle parte sereine.

Je dois à la vérité de dire que je pense assez rarement à elle, mais aujourd'hui je regrette de ne pas pouvoir lui faire écouter le "Chopin" du Motion Trio, de ne pas pouvoir la convaincre qu'il n'y a pas que l'opéra et que l'accordéon n'est pas seulement ce qu'elle croyait.   

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire

Abonnement Publier les commentaires [Atom]

<< Accueil